AVEC BLUE RUIN, JEREMY SAULNIER SIGNE UN PETIT FILM DE GENRE INDÉ QUI FRISE L’EXCELLENCE, MÊME SI QUELQUE PEU PLOMBÉ PAR SA MORALE APPUYÉE SUR LES ARMES. PORTRAIT D’UN CINÉASTE SURDOUÉ ADEPTE DE LA DÉBROUILLE.

« J’ai 37 ans, trois filles, et je suis marié depuis onze ans. On peut dire que j’ai une certaine expérience de la vie de famille à présent, et je pense que ça a nourri le film. Je dois avouer qu’à l’origine, l’idée était de faire quelque chose de cool, un film de genre qui claque. Mais j’ai écrit le scénario de Blue Ruin dans mon bureau, avec mes filles autour de moi qui jouaient par terre, et durant ce processus d’écriture je me suis rendu compte que je m’étais sans doute un peu trop attendri pour répondre pleinement aux standards d’un film d’action à l’américaine. Ce qui a en définitive plutôt joué en faveur du film, je pense, puisque ça m’a poussé à y insuffler plus d’émotion, d’authenticité. Et cette histoire de vengeance a alors commencé à se développer autour d’un personnage qui serait un type tout à fait normal, et dont le fantasme de revanche buterait sur les aspects les plus prosaïques et misérables de l’existence. »

Quand on le rencontre à Deauville en septembre dernier, Jeremy Saulnier a tout du type normal, en effet, Américain moyen au cheveu bien peigné et à la chemise savamment repassée débarqué de sa Virginie natale. Sept ans après la comédie horrifique Murder Party, Blue Ruin est à son image: plus propre en apparence. Soit la parfaite équation entre réjouissant cinéma d’exploitation et drame indie sensible calibré pour Sundance. Le gaillard ayant gagné en profondeur et en maîtrise ce qu’il a perdu en testostérone. Mais qu’on ne s’y trompe pas: objet cinématographique à la croisée des genres, quelque part entre la tragédie familiale et le survival trash à l’humour corrosif, cette histoire d’un anti-héros ordinaire empêtré dans la spirale haineuse de la loi du talion n’en finit pas de surprendre et d’échapper à toute forme de catégorisation, ovni tendre et teigneux bien dans l’air du temps qui n’en convoque pas moins les codes imprégnant l’un des genres les plus emblématiques du cinéma classique US. « Oui, j’ai cherché à replacer dans le film une série d’éléments qui caractérisent le western américain: la vengeance, le sang, les armes… »

Et les armes, en effet, sont en quelque sorte la grande affaire de Blue Ruin, tant pour la violence graphique et la tension narrative qu’elles génèrent au sein de l’intrigue que pour la dimension politique sur laquelle elles ouvrent avec insistance. « Celui qui a l’arme a raison« , entend-on ainsi au détour d’une scène-clé d’un thriller n’ayant dès lors de cesse de démontrer le contraire par l’absurde. Blue Ruin, film à thèse? Jeremy Saulnier s’en défend tant bien que mal: « Certes, il s’agit là d’un des thèmes majeurs du film, mais je voulais éviter d’être trop ouvertement engagé. Le film se déroule en Virginie, un Etat qui est particulièrement permissif en la matière. Les armes font vraiment partie de la culture là-bas, tout le monde en a une. Moi-même j’ai appris à tirer, j’ai même pu y prendre plaisir dans un cadre récréatif. Mais aujourd’hui, au vu de la recrudescence de la violence, je pense qu’il serait bien que l’on modifie la loi, et qu’il y ait moins d’armes en circulation. C’est en présentant Blue Ruin à Cannes que j’ai réalisé qu’il allait être perçu comme très politique en dehors des Etats-Unis alors que ce n’était pas mon intention. Même si mon sentiment à ce sujet transparaît clairement dans le film, j’en ai conscience. Je voudrais simplement qu’on ne réduise pas Blue Ruin à cette question. »

Stratégies d’investissement

Et le cinéaste américain de remonter alors aux origines du projet, et de sa farouche détermination à le concrétiser: « Ce film a été très difficile à monter. D’une part, parce qu’il m’a fallu du temps avant de savoir où je voulais aller après mon premier film. D’autre part, parce que Macon Blair, le personnage principal de Blue Ruin, et mon meilleur ami dans la vie, est quelqu’un en qui j’ai toujours cru, mais qui n’avait encore jamais eu l’occasion d’exprimer son talent dans un rôle important. Dans ces circonstances, j’ai vite compris que les producteurs allaient tous me claquer la porte au nez: un réalisateur qui met autant de temps avant de débouler avec un projet de deuxième film et qui, en outre, entend le faire avec son pote semi-inconnu, c’est très peu vendeur. Mais j’ai décidé de ne pas transiger. Macon s’est beaucoup investi dans le projet, lequel s’est littéralement construit autour de lui. Nous étions donc prêts à aller jusqu’au bout, par n’importe quel moyen. Ne parvenant pas à mes fins via les méthodes traditionnelles, j’ai alors menti à un directeur de casting en prétendant que Blue Ruin était complètement financé, ce qui m’a permis d’attirer des acteurs expérimentés vers le projet, lesquels m’ont permis à leur tour d’enfin susciter l’intérêt de producteurs et de rassembler l’argent nécessaire pour faire le film. »

Des mensonges pieux donc, et au final, une belle leçon de persévérance mâtinée de do it yourself. Pour un film en partie financé par le crowdfunding et dont Saulnier est à la fois le scénariste, le directeur photo et le réalisateur. « La clé du film a véritablement été l’investissement personnel de tout un chacun. Le mien et celui de Macon, bien sûr. Mais également celui de l’équipe et des acteurs. Parvenir à s’entourer de personnes motivées, concernées, constitue une étape décisive dans la réussite d’un film. J’ai été directeur photo sur quelques longs métrages et je peux vous dire qu’un projet peut littéralement être torpillé par des acteurs ou des techniciens parfois très réputés mais peu impliqués. »

LIRE LA CRITIQUE DE BLUE RUIN DANS LE FOCUS DU 02/05.

RENCONTRE Nicolas Clément, À Deauville

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