Abonné aux personnages singulièrement perturbés, de Bug au récent The Iceman en passant par Revolutionary Road ou Take Shelter, Michael Shannon était taillé pour endosser le costume du Général Zod, super-vilain iconique de la franchise Superman, dans le Man of Steel de Zack Snyder. Interview à tâtons.

Mars 2013, dans un hôtel de Soho. Autour de la table, on compte huit journalistes européens prêts à en découdre avec Michael Shannon sans avoir vu une seule image de Man of Steel (lire la critique page 30), le reboot de l’incertaine franchise Superman promis par Zack Snyder dans lequel Shannon incarne la nemesis de Clark Kent, le Général Zod, popularisé à la charnière des années 70 et 80 par Terence Stamp -et la cultissime réplique « Kneel before Zod!« . Autant dire que la séance de questions-réponses qui va suivre devrait s’apparenter à ce que les Anglais appellent du « fishing in the dark ».

On part donc à la pêche au gros les yeux bandés, exercice délicat s’il en est, d’autant plus, on le comprend très vite, que l’acteur américain, 38 ans, n’a pas le droit de révéler grand-chose sur son personnage. Encore moins sur le film. Ce dont il semble être le premier embarrassé, montrant des signes de profonde lassitude quand, interrogé par exemple sur une hypothétique scène de castagne entre Russell Crowe -dans la peau de Jor-El, le père biologique de Superman- et lui-même, il botte en touche pour la énième fois, tenu à un secret confinant à l’absurde dans pareil contexte promotionnel. « Désolé, on m’a spécifiquement demandé de ne rien révéler à ce sujet. »

Géant imposant au visage cadenassé, il fait rouler ses yeux comme d’étranges balles de ping-pong avant d’ouvrir la bouche, pesant chacun des mots qu’il articule calmement, même quand il finit par lâcher: « Vous savez, je ne vais à nouveau pas répondre à cette question mais ce que je peux vous dire c’est qu’il s’agit bien d’un film avec Superman. On peut donc sans trop s’avancer présumer qu’à la fin, il l’emporte. Oui voilà, à la fin, Superman gagne. »

A ce stade, on pourrait légitimement s’en tenir à cette boutade maquillée en spoiler anti-geek et laisser tomber, se contentant de s’amuser des techniques d’évitement assez ingénieuses du sieur Shannon. Mais remontez le fil de sa carrière et voilà que son regard subitement s’illumine. Ainsi de sa toute première apparition sur grand écran. C’était il y a tout juste 20 ans dans Groundhog Day, la comédie culte de Harold Ramis où il incarne cet amoureux transi sur le point de se marier dans la boucle infernale qui condamne Bill Murray à revivre encore et encore l’abominable jour de la marmotte. « C’est amusant parce que je n’avais pas vu le film depuis longtemps, et je me retrouve l’autre jour à ce show télé matinal où la présentatrice annonce: « Nous avons des images exclusives de Man of Steel, on va vous les montrer. » Et là, elle passe ma scène de Groundhog Day. C’était censé être drôle. Et ça l’était, en fait. Mais je n’arrêtais pas de me dire: « J’ai l’air si maigre et si bizarre. » Je me reconnaissais à peine. C’était il y a si longtemps. Et pourtant Bill Murray n’a pas changé, lui (rire). Honnêtement, ce film, j’étais ravi d’en être mais j’ai essentiellement passé mon temps à regarder les autres faire leur truc. J’ai dû traîner quinze jours sur le plateau à observer Bill Murray, ce qui était plutôt instructif. »

Trouble jeu

Natif du Kentucky formé sur les planches, Michael Shannon n’avait à vrai dire pas forcément le profil pour conquérir Hollywood, enchaînant dès le mitan des années 90 les seconds rôles plus ou moins oubliables au cinéma (Cecil B. Demented, Pearl Harbor, Bad Boys II…) sans connaître la moindre percée significative. Il faudra en fait attendre 2006, et le Bug (qu’il avait joué dix ans plus tôt au théâtre) de William Friedkin, pour que son inquiétant charisme explose littéralement à l’écran. Quelque part entre le chien fou Jack Nicholson, le weirdo polaire Christopher Walken et le freak halluciné Klaus Kinski, Shannon a depuis imposé ses yeux exorbités et ses obsessions maladives en quelques films pas piqués des vers, alignant les personnages de perturbés de la vie avec une constance et une classe exemplaires ces dernières années.

Quoi de plus naturel, dès lors, de se retrouver aujourd’hui dans la peau d’un bad guy de film de super-héros? Au risque, peut-être, de s’enfermer peu à peu dans un éventail restreint de rôles dérangés… « Sincèrement, je vois beaucoup de différences entre les personnages que j’ai joués récemment. Si vous prenez Kim Fowley dans The Runaways et Curtis LaForche dans Take Shelter, il paraît difficile de trouver des êtres humains plus dissemblables. Quant à Peter Evans dans Bug et Dave Karnes dans World Trade Center, il n’y a pas grand-chose qui les rapproche non plus. Mais bon, ok… Pour je ne sais quelles raisons je pense que je suis capable de faire des choses que les gens vont trouver très troublantes. Mais, tout de même, pensez à Nelson Van Alden, que je joue dans la série Boardwalk Empire. Les gens me disent: « Il est tellement diabolique! » Vraiment?!? Les autres gars ne sont pas des enfants de choeur non plus, si vous voulez mon avis. A dire vrai, je ne vois pas un seul personnage de ce show qui ne fasse pas des crasses, donc pourquoi est-ce que tout le monde se braque sur Van Alden comme celui qui serait le plus flippant de tous? Je ne sais pas. Le mec défiguré avec le masque, Harrow, bute bien plus de types que mon personnage, et pourtant les gens continuent à penser: « Oh, il est si mignon… » C’est vraiment un mystère pour moi. » Et d’ajouter dans la foulée: « Il faut croire que je suis condamné à inspirer ce genre de sentiments. Même dans la vraie vie, quand je ne fais strictement rien, les gens me disent que je leur fous les jetons. Allez savoir pourquoi.  »

L’as des gars paranos

Si Shannon « ne sait pas« , la réponse est peut-être à trouver dans sa filmographie. Comme dans Bug, on y revient, le chef-d’oeuvre aux accents claustrophobes de Friedkin. Ainsi, quand Agnes (Ashley Judd) lâche à Peter (Michael Shannon), qu’elle vient de rencontrer: « Tu veux vraiment pas un verre? Les gens sobres me rendent nerveuse« ; celui-ci répond, lucide: « Je rends les gens nerveux, de toute façon. » « Pourquoi?« , demande-t-elle alors. « Parce que je sens les choses. Et ça les met mal à l’aise. Les choses qui se voient pas. » Ne serait-ce pas ça, au fond, le secret de Michael Shannon? Cette capacité à sentir, puis à personnifier les maux qui nous rongent de l’intérieur: angoisse, folie, parano…

Une qualité rare dont son réalisateur fétiche, Jeff Nichols, semble avoir pris toute la mesure, lui dont l’acclamé Take Shelter (2011) a achevé de faire de Shannon l’un des acteurs les plus indispensables de sa génération -rien que ce mois, il est à l’affiche de trois films sur les écrans belges, The Iceman (sorti le 05/06), Man of Steel et… Mud, le nouveau Jeff Nichols (sortie le 26/06). « J’aime Jeff Nichols! J’adore Jeff Nichols! Je ferais tout pour Jeff Nichols! Je veux être de tous ses films. Take Shelter est tout simplement la plus belle chose dans laquelle j’ai jamais tourné. C’est un film magnifique, que j’associe à quelque chose de très personnel pour moi et Jeff. Nous traversions alors tous les deux des choses très similaires, liées au fait de fonder une famille tout en devant se dépêtrer avec un sentiment de profonde inquiétude quant à l’état du monde. C’est difficile d’avoir un enfant aujourd’hui. Vous savez, dans mon quartier à New York, ils vont inaugurer une raffinerie de déchets toxiques. A quelques blocs de chez moi. Et donc voilà, vous êtes à la maison, avec votre fille, et vous recevez cette info: qu’est-ce que vous faites avec ça? De quelle manière est-ce que ça vous affecte? Pour moi, il est là, le sujet de Take Shelter. Ce film pose ce genre de questions cruciales, de manière bouleversante.  »

Une belle poussée d’enthousiasme au coeur d’une interview collective à son image, relativement étrange, qui se finira d’ailleurs en queue de poisson quand Shannon avouera à un confrère n’avoir peu ou prou rien à répondre à une nouvelle question posée sur Man of Steel. Sa dernière phrase en quittant la pièce? « Désolé, les gars, de ne pas être meilleur dans ce genre d’exercice. » Faute avouée…

Rencontre Nicolas Clément, à Londres

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