Jackie show

Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Secret jusqu’ici à peine éventé, la soul sixties de la chanteuse transgenre Jackie Shane refait surface, à la faveur d’une anthologie sensationnelle. Explosif!

Jackie Shane

« Any Other Way »

Distribué par Numero Group.

9

Dans la jungle toujours plus touffue des rééditions, il n’est pas toujours aisé de faire le tri. Dès lors, il faut une nouvelle fois louer le travail d’un label comme Numero Group. Depuis 2003, l’enseigne américaine s’échine à déterrer des pépites inexplicablement oubliées. Si le rayon de ses recherches a pu s’étendre au fil du temps, ses genres de prédilection restent le funk, la soul et le classic r’n’b. C’est à nouveau le cas avec cette compilation consacrée à Jackie Shane. Double album réunissant des enregistrements studio et live, Any Other Way est une véritable révélation. Un feu d’artifice soul dont on se demande comment il a pu rester si longtemps planqué dans les marges. Sans doute l’histoire personnelle de Jackie Shane n’y est-elle pas tout à fait pour rien…

Née en 1940, Jackie Shane grandit à Nashville. Inutile de dire que pour les Noirs, la vie n’est pas simple dans le Sud ségrégationniste. Elle l’est d’autant moins quand on est, comme Jackie Shane, transgenre. Sur scène, comme quand elle était petite, Jackie Shane porte robe, maquillage et bijoux. Dans le circuit chitlin’, réservé aux Afro-Américains, elle se retrouve à jouer dans des spectacles de type vaudeville et cabaret, entre un ventriloque et une strip-teaseuse. Mais pas uniquement: à une époque où Little Richard et d’autres ont pu flouter les lignes, il est possible de se faire aussi une place dans les rangs r’n’b. En 59, Jackie Shane finit par se poser à Toronto. Au Canada, elle trouve une nouvelle liberté. Elle rencontre aussi le trompettiste Frank Motley. Il va prendre sa carrière en main, et lui permettre de glisser l’un ou l’autre tubes dans les hit-parades canadiens. La Motown et Atlantic viendront la voir pour la signer. Jackie Shane décline. Elle le fera encore avec George Clinton qui voudra l’embarquer à bord de son Parliament Funkadelic. On est alors au début des années 70. C’est le moment qu’elle choisit pour se retirer. On ne reverra plus Jackie Shane pendant les 45 années suivantes…

Si les spécialistes et collectionneurs pointus avaient toujours gardé un oeil sur sa discographie, Any Other Way signe la première anthologie conséquente de sa carrière. Où l’on découvre une chanteuse phénoménale, quelque part entre Tina Turner et James Brown (elle reprend Papa’s Got a Brand New Bag), dégageant la même autorité qu’une Nina Simone (Comin’ Down). Dès l’entame du premier volet, Stick & Stones pétarade dans tous les sens, tandis qu’à l’autre bout, le blues de Cruel Cruel World vous met le palpitant à l’envers. Paradoxalement, c’est quand elle revendique son orientation sexuelle que Jackie Shane pose sa voix, adaptant les paroles originales d’Any Other Way: « Tell her that I am happy/Tell her that I am gay/Tell her I wouldn’t have it/Any other way. » La seconde partie rassemble des captations live. Elle est tout aussi renversante, de la plainte déchirante de Don’t Play That Song (You Lied) aux digressions de Money (That’s What I Want), aussi tordantes que touchantes.

À 77 ans, Jackie Shane vit aujourd’hui recluse, à Los Angeles. Visiblement, sa carrière ne lui a pas trop manqué. Nous, par contre, on se demande comment on a fait pour se passer si longtemps de sa musique.

LAURENT HOEBRECHTS

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