DANS COMME UNE BÊTE, LA FRANÇAISE JOY SORMAN FAIT LE PARCOURS D’UN APPRENTI BOUCHER. UNE FABLE PICTURALE ET NATURALISTE QUI TRANCHE AVEC GÉNIE DANS LE CUIR DE LA LANGUE. UN ÉLECTROCHOC CARNASSIER ET POÉTIQUE. VISCÉRAL.

Faire du rap de NTM un autre bruit littéraire ( Du bruit), arpenter une semaine durant les courants d’air d’un hall de gare sans jamais monter dans un train ( ParisGare du nord), explorer ces bâtiments dont on fait nos habitats ( Gros £uvre), rien ne fait peur à Joy Sorman. La jeune romancière aux yeux perçants aime envoyer la littérature se faire voir ailleurs. La provoquer en mode délocalisation. Pour son dernier livre, en lice pour le Goncourt, elle s’est glissée entre les outils tranchants et les gestes ancestraux de Pim, apprenti boucher en pleine révélation shamanique. Des allées tentaculaires du marché de Rungis aux crochets des abattoirs, des chauds remugles de la ferme au blizzard des petits matins réfrigérés, un récit impressionnant de muscles, aux infinies fibres poétiques. Un voyage anthropologique qui remue les odeurs, les carcasses, la tripaille. Et qui démonte les mécanismes de la passion, entre deux gouttes de sang sous les néons bleutés d’une chambre froide.

Comment est née l’idée de faire le roman d’apprentissage d’un boucher?

J’avais lu il y a quelques années un fait divers qui racontait l’histoire de deux frères bouchers qui étaient devenus trafiquants de drogue en Bretagne. Leur boucherie était en train de péricliter mais ils roulaient en Porsche dans le village. On s’est rendu compte qu’ils cachaient des sachets de coke dans les carcasses d’animaux. Ça m’avait fait marrer, j’avais mis l’article de côté. Puis aussi j’avais commencé un livre qui s’ouvrait sur la description des mains d’un homme, je ne l’ai pas terminé, mais j’avais gardé l’idée du geste. Et puis après Gros £uvre, livre pour lequel je m’étais beaucoup documentée sur les métiers de la construction, je voulais à nouveau explorer un métier. J’ai complètement laissé tomber le polar de bouchers mais j’ai gardé la Bretagne, j’avais ma scène d’ouverture et surtout le métier fascinant sur lequel je voulais écrire.

Quelle a été votre méthode pour pénétrer le monde de la boucherie?

Je ne voulais pas imaginer ou fantasmer ce qu’était la boucherie, je voulais une part documentaire. Comme je n’ai pas d’imagination, si je ne fais pas ce travail de reportage avant, l’écriture ne se déclenche pas. J’ai besoin de m’appuyer sur une matière réelle, d’avoir de vrais corps en face de moi qui me racontent de vraies vies. La première chose, ça a donc été de trouver un poisson pilote pour entrer dans le sujet, un boucher qui accepte que je le regarde travailler, qui me laisse entrer dans sa chambre froide, m’emmène à Rungis. Une vraie immersion. Après, il y a eu la lecture de livres sur l’histoire des abattoirs, les techniques de boucherie et des ouvrages plus anthropologiques sur nos rapports aux animaux, Levi Strauss ou Elisabeth de Fontenay. Ce gros travail de défrichage, je l’ai continué au fil de l’écriture. Quand j’écris, je ne sais pas où je vais, je ne fais pas de plan, c’est vraiment mes lectures qui me guident. J’écris pour découvrir des mondes.

Quels ont été vos modèles pour construire le personnage de Pim, votre apprenti boucher?

La plupart des livres ou des films qui parlent de bouchers en font des obsédés sexuels ou meurtriers, il suffit de penser à celui de Chabrol. Moi je ne voulais pas rentrer dans ce modèle-là. Je n’avais pas envie que mon personnage soit pétri de violence, de névroses. C’est pour ça que je n’ai pas voulu donner de psychologie à Pim, je voulais être en surface. Rester collée à ses faits et gestes, sans donner de pistes psychanalytiques. Même si je vois bien que tout ça n’est pas anodin: la vie, la mort, le sang, la chair, les sacrifices, c’est un peu l’histoire de l’humanité enfermée dans un steak…

Votre travail s’appuie toujours sur une veine très réaliste, quasi naturaliste…

Oui, je m’inscris dans une veine naturaliste. Mais si le documentaire m’intéresse plus que la fiction, c’est aussi parce que, paradoxalement, aborder les choses par le biais du reportage me permet d’imaginer des décrochages fantasmatiques, de déployer une vraie forme d’imagination. Il s’agit de retourner la réalité documentaire comme un gant pour faire voir ce qu’elle peut provoquer chez moi comme visions, comme interrogations, en m’autorisant des purs délires aussi. Pour moi, c’est exercer la liberté même de la littérature.

Vous travaillez la langue au corps dans Comme une bête. Entre autres par l’usage d’un language technique a priori imperméable à la littérature…

L’importation d’un lexique professionnel dans ce qu’il a d’hétérogène à la littérature m’intéresse, parce que ça permet de revitaliser la langue. Quand on écrit, on se demande toujours comment faire une phrase qui n’a pas déjà été faite 150 fois avant nous, et où choper un mot qui n’aurait pas encore été découvert. Pour ça, la langue des métiers est géniale. J’y trouve une réelle puissance poétique, dans ses sonorités, son obscurité. C’est comme apprendre une langue étrangère. Le truc, c’est de distiller ces éléments dans la phrase, comme de petites bombes poétiques qui viennent exploser ici et là, c’est une question de rythme, de texture.

Devant certaines images sidérantes du livre, on pense à des peintres comme Soutine ou Bacon…

Ce sont les premières images qui me sont venues en tête. Mais aussi Rembrandt ou Philippe Cognée, un peintre qui a fait des tableaux de carcasses dans les abattoirs. J’ai ouvert un dossier dans mon ordi avec toutes ces images. Je les regardais constamment. La viande est un motif pictural extraordinaire, qui suppose des nuances de formes, de couleurs, de matières absolument délirantes. Si on veut peindre des natures mortes, un morceau de chair, c’est passionnant. Sans parler du rapport à la mort. A l’idée que, quand on enlève la peau, il n’y a plus de différence être une chair humaine et animale. Ce qui est assez abyssal quand on y pense…

Vous dites que la bête est la fièvre de l’homme. Qu’apprend-t-on en regardant un animal?

La bizarrerie des bêtes, tout le monde peut l’expérimenter mais c’est un sentiment qui naît de la durée, il faut prendre le temps de regarder un animal, et alors, ça devient super étrange. Face à une bête, on est dans un truc très primaire, face à une sorte d’excès de nous-même, de crudité nue. C’est nous et pas nous à la fois. On peut ressentir notre tragédie d’être humain face aux bêtes, la tragédie de notre propre finitude, qui est d’une certaine manière le moment le plus excessif et fiévreux de l’existence. On devrait prendre exemple sur les bêtes pour commencer à accepter cette tragédie, et commencer à apprendre à mourir.

– COMME UNE BÊTE DE JOY SORMAN, ÉDITIONS GALLIMARD, 176 PAGES. ****

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