AUX SONY WORLD PHOTOGRAPHY AWARDS DE LONDRES, LA DISTINCTION ACCORDÉE AU PHOTOGRAPHE DE MAGNUM BRUCE DAVIDSON, CHAMPION DU RÉALISME NOIR ET BLANC, N’OCCULTE PAS LE FAIT QUE LA VÉRITÉ EST DÉSORMAIS AUSSI POLYCAMÉLÉONE ET TRAFIQUÉE QUE L’INFERNAL FLUX DES IMAGES PLANÉTAIRES.

« A mon deuxième séjour, je suis carrément allé habiter sur cette île, l’une parmi des centaines dans le delta du Parana, le second plus grand fleuve d’Amérique latine. Je n’étais qu’à quelques heures de Buenos Aires mais c’était véritablement un autre monde, de pêcheurs, de forestiers, de gens qui, pour certains, n’avaient jamais été photographiés de leur vie. Quand j’ai présenté son image à ce vieux type qui a dépassé les 80 ans, il a regardé la photo, m’a regardé, a regardé la photo et puis n’a rien dit. Je ne saurai jamais ce qu’il en pense.  » Au lendemain des Awards remis à l’Odeon de Leicester Square -plus habitué aux premières de James Bond-, le photographe en question, Alejandro Chaskielberg, savoure sa double victoire: dans la catégorie Photojournalism & Documentary, People et dans celle de L’Iris D’or/Photographe de l’année, Palme d’Or officieuse des Sony Awards. Ce trentenaire (1977) qu’on verrait bien en pop star -yeux laser délavés et oreille piercée- a accompli le plus beau travail présenté à Londres. Les sujets de l’île paumée sur le Parana ne ressemblent pas à grand-chose d’autre tout en définissant un lien charnel avec leur environnement sauvage: saisies de couleurs chaudes, les images sont uniquement prises de nuit, à l’aune d’une lune qui ne se montre vraiment que 4 ou 5 jours par mois (…). Elles forment des tableaux soignés, hyperréalistes. Comme des instantanés trop parfaits pour ne pas être mis en scène:  » Oui, tout est posture (il sourit) . Par exemple, cette photo d’un homme portant une (énorme) bûche sur le dos: je lui ai demandé de se tenir immobile pendant environ 5 minutes, la lourde pièce de bois était soutenue par un dispositif que l’on ne voit pas, et puis j’ai déclenché un coup de flash. » Chaskielberg utilise donc un appareil de large format argentique (4 pouces sur 5) dont il contrôle le rendu via un système digital. Il expose alors l’ensemble du sujet pendant  » 5 à 10 minutes » profitant de la lumière nocturne -celle de la lune- tout en s’aidant de torches pour éclairer l’ensemble du plan et y rajouter, in fine, un coup de flash. Le résultat n’est pas moins qu’étrange et spectaculaire: tout en déployant des repérages et un shooting quasi pharaonesques dans son approche longue durée -4 ans…-, il saisit sans aucun doute un bout d’âme, de solitude, de crudité humaine face à l’impétuosité d’une île exactement au milieu de nulle part. Un homme est assis auprès d’un feu dans la nuit, on dirait Johnny Cash avant d’écrire une chanson. Un autre se love dans une barque au milieu du fleuve: son expression de stupeur empêche de savoir s’il est en route pour l’enfer ou va simplement goûter au purgatoire. Aucun doute que le jury a craqué autant pour la prouesse de traquer une forme de réalité tout en étant à cent mille lieues de la transposition mimétique du sujet. Si Alejandro échoue dans la carrière photographique -ce qui ne sera pas le cas pour ce type multi-récompensé, déjà adoubé par Martin Parr (un livre sort bientôt)-, il pourra toujours être radiologue des âmes esseulées. Un boulot plein d’avenir.

Pub et poils pubiens

Au départ, en 2008, les Sony Awards sont le moyen trouvé par la marque japonaise de se positionner sur le marché de la photo pro ou semi-pro. D’où ces éditions à Cannes et maintenant à Londres où le sens des relations publiques se conjugue avec un vrai pari de tri esthétique: cette année, voilà 105 000 photos reçues de 162 pays différents, et 200 grandes écoles et universités au rayon compétition étudiants. Aucun Belge ne se retrouve dans le dernier carré, le Top 3, de l’une des catégories pros couvrant des domaines très divers: architecture, conceptuel, paysage, nature morte, portrait, campagne de pub, mode, voyage, photojournalisme et documentaire. La cérémonie de remise des prix a encore une ou 2 choses à apprendre du tapis rouge de Cannes -trop longue, sonorisation défaillante, stars inconnues au bataillon- mais la volonté de Sony est bien là: faire l’événement avec assistance en robe longue et tuxedos calée devant 2 heures de projections de photos et de remises de prix. Malgré l’argent investi, Nikon et Canon -trustant chacun 40-45 % du marché- ont encore de beaux jours devant eux. Mais ce que Sony ramène dans ses filets par rapport à ses concurrents, c’est la démonstration publique (1) que la photographie reste une grande aventure, sous des cieux et des choix visuels éclatés, dans toutes les cultures du monde, aux paris esthétiques complètement différents. Celui de l’Indien Amit Madheshiya (1) (vainqueur Photojournalisme, Arts & Culture) est aussi vieux que le cinéma: il photographie de face les visages de ses compatriotes regardant un film en plein air. La ronde des sentiments exhibés -émerveillement, stupéfaction, fascination- est d’autant plus attachante que ces visages-là et leurs atours enturbannés ont les couleurs safrans, ocres, brunes, sorties des contes de fées orientaux. On a été intrigué par les images de l’Israélien Pavel Wolberg (2) (vainqueur Photojournalisme, Sports), parti témoigner d’une course d’endurance entamée par des guerriers XXL, dans une vallée éthiopienne perdue: ces grands types peinturlurés ont volontairement pris beaucoup de poids en ingurgitant uniquement du lait et du sang de vache pendant 3 à 6 mois… Le portrait du vainqueur, écroulé d’épuisement, à moitié nu, le ventre énorme, a un effet comique certifié. Certainement l’un des plus vieux trucs pour gagner la sympathie du public. L’humour, parfois volontaire, apte à transcender d’autres émotions, traverse les catégories: l’Allemande Saja Seus (3) (vainqueur Pub Mode) imagine que les poils pubiens de ces dames pourraient ressembler à une solide tresse bolivienne, par exemple. Gloussements garantis pour une aimable transgression. A la projection de Leicester Square, le riromètre grimpe aussi pour une autre série pub, réalisée par l’Anglais Adam Hinton où le beau surfer vantant les mérites de sa planche océanique a tous les attributs de Jésus plus ou moins crucifié. Y compris la reconstitution de la dernière cène sur la plage avec ses potes bronzés. On serait goujat de ne pas vous dire un mot de l’Espagnol Javier Arcenillas (4), vainqueur de 2 des 3 catégories Photojournalisme où il était en compétition. Ses 2 prix, gagnés dans du noir et blanc qui n’a peur ni du grain, ni des sujets « dangereux », nous emmènent chez une tribu réprimée en Birmanie et chez les tueurs Sicarios au Guatemala. Pas hilarant mais nécessaire dans un monde où le mariage d’un couple princier reçoit une telle exposition.

Fric frac

Arcenillas a d’ailleurs tapé dans l’oeil d’Elisabeth Biondi, qui prépare une expo au Mois new-yorkais de la photo en mai, après avoir été pendant 15 ans la Visuals Editor du New Yorker, hebdo américain devenu fameux par l’usage du… dessin. Usant aussi de photographies, seulement de qualité, et à bon escient, avec une politique et des moyens qui feront léviter tout photographe.  » Une fois par an, on choisit de publier un portfolio important, qui peut prendre une vingtaine de pages, explique Biondi. Par exemple, on a envoyé au Kosovo Gilles Peress (photographe français de Magnum, résidant à New York, ndlr) et on a aussi demandé à un autre photographe d’accompagner l’armée américaine en Irak pendant 6 semaines. C’est vrai que l’on dépense alors beaucoup d’argent -entre 80 000 et 100 000 dollars (frais de production et cachet du photographe compris, ndlr) mais quand on sait que pour une seule session, Annie Leiboviz peut demander 40 ou 50 000 dollars, cela relativise les choses. » L’argent nous ramène à Chaskielberg -L’Iris d’Or- qui n’a pu mener son projet à bien que grâce aux bourses décrochées, en Espagne ou aux Etats-Unis. La récompense remise à Londres pour son Iris d’Or, 25 000 dollars, lui donne un peu de temps. Un festival comme ces Sony Awards atteste de plusieurs choses: d’abord que la photographie pro, y compris la bonne vieille argentique, n’est pas morte sous les coups de boutoir répétés de l’amateur digitalisé profitant de l’instantanéité d’Internet. Ensuite, que la photo réapparaît toujours dans les moments où l’Histoire est fragile pour le meilleur comme pour le pire. Trois jours après ces Sony Awards, l’ennemi mondial Numéro Un était exécuté par l’armée américaine, une première photo d’Oussama ben Laden mort flambait sur les télés mondiales avant d’être déclarée bidon. Au moment d’écrire ces lignes, Barack Obama hésitait encore, paraît-il, à montrer les photos du cadavre le plus attendu de la planète. Comme si à l’ère de tous les trucages et de la suprématie virtuelle, une simple image, plus qu’un ADN ou des témoignages verbaux, devait impérativement authentifier un événement capital. l

(1) EXPOSITION SONY WORLD PHOTOGRAPHY AWARDS JUSQU’AU 22 MAI À LA SOMERSET HOUSE, EMBANKMENT GALLERIES, LONDRES, WWW.WORLDPHOTO.ORG

TEXTE PHILIPPE CORNET, À LONDRES

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