JEAN-PIERRE AMÉRIS, L’AUTEUR DES ÉMOTIFS ANONYMES, ADAPTE L’HOMME QUI RIT, ROMAN DE VICTOR HUGO ET FABLE SUR LA DIFFÉRENCE QU’IL EMMÈNE VERS LE CONTE FANTASTIQUE, TOUT EN LUI CONFÉRANT UNE RÉSONANCE ON NE PEUT PLUS ACTUELLE. MAGIQUE ET ASSOURDISSANT.

L’air de rien, voilà une petite vingtaine d’années, déjà, que Jean-Pierre Améris a su, avec la pudeur des timides, imprégner le cinéma français de sa sensibilité toute particulière, celle qui anime une filmographie conduisant du Bateau de mariage aux Emotifs anonymes. Adapté de L’homme qui rit, de Victor Hugo, son nouveau film, le huitième pour le cinéma, vient confirmer la singularité de son regard, qui le voit retracer le destin de Gwynplaine (Marc-André Grondin), jeune homme mutilé dont la beauté intérieure contraste avec la cicatrice lui barrant le visage d’un rictus permanent; un être que son innocence désigne comme la proie d’un monde cruel qui va s’employer à le happer. Fable sur la différence, et tant d’autres choses par ailleurs, le conte qui en résulte est un moment de cinéma on ne peut plus fascinant, qui tutoie encore par sa facture et son propos les Freaks de Tod Browning et autre Edward Scissor-hands de Tim Burton -c’est dire si l’on peut parler de réussite.

Miroir aux alouettes

Son hyper-émotivité avait inspiré à Jean-Pierre Améris LesEmotifs anonymes; son désir de se colleter avec le roman de Hugo repose sur un même lien intime. « Les films ont toujours eu à voir avec l’intimité, et peut-être de façon de plus en plus claire et directe avec le temps, sourit-il, alors qu’on le rejoint dans la douceur de l’été vénitien, L’homme qui rit faisant la clôture de la Mostra. Et celui-ci est fort lié à l’adolescence, une période vers laquelle je me reporte de plus en plus souvent. J’ai lu le roman de Victor Hugo à l’âge de quinze ans, à une époque où j’étais très complexé par mes deux mètres. J’étais mal dans ma peau, et ne voyais ou ne lisais que des histoires de monstres, auxquels je m’identifiais. J’étais déjà animé à l’époque par le désir de faire du cinéma, et je me suis dit que si j’y arrivais un jour, j’aimerais tourner ce film-là. C’est resté une présence, une idée fixe et une sorte de leitmotiv tout au long de ma carrière. J’y voyais la possibilité de parler de l’adolescent que j’étais, mais aussi de l’adolescent en général, ne s’aimant pas, mais ayant envie d’être aimé; révolté mais succombant au charme de l’argent… « 

Ce faisant, le film ne glisse pas seulement de l’individuel vers l’universel, il opère également un stimulant rapprochement entre le passé -l’histoire originale se situe au XVIIe siècle, encore qu’Améris ait veillé à l’inscrire dans un temps indéfini- et le présent. « Le génie d’un Victor Hugo, d’un Shakespeare ou d’un Dostoïevski tient au fait que même si elles ont été écrites il y a plusieurs siècles, leurs oeuvres nous parlent d’aujourd’hui. Dans la part de révolte sociale que porte le personnage, le propos est très actuel. Et le film parle beaucoup du masque, de l’apparence. J’ai pensé aussi à ces adolescents qui ne rêvent que de célébrité. Voilà pourquoi j’ai voulu donner au personnage un côté un peu rock, un peu moderne. Il se laisse prendre à un miroir aux alouettes qui pourrait être celui de notre époque: la célébrité, l’argent, et finalement, le fait de passer à côté de la vie. « 

La peur, en toute sécurité

S’il trouve une résonance actuelle par endroits assourdissante -il faut entendre, à cet égard, le discours du Parlement, pour lequel Jean-Pierre Améris a repris, en le raccourcissant tout au plus, le texte de Victor Hugo, effet saisissant garanti-, L’homme qui rit est moins un conte moral qu’une pure féérie de cinéma, cependant. C’est, là encore, le fruit d’une disposition toute personnelle: « Adolescent, déjà, le cinéma était pour moi un abri. Et cela continue aujourd’hui: pour moi, on n’est jamais mieux qu’au cinéma. Le noir se fait, et on plonge dans un univers. Et c’est après cela que je cours, ce sentiment du studio et du mystère d’être comme un enfant à qui l’on raconte une histoire et qui, s’il a un peu peur, sait aussi qu’il se trouve en sécurité. «  Tourné en studio à Prague, L’homme qui rit répond à ce désir, et renoue avec bonheur avec les conventions d’un cinéma faisant le pari du faux pour atteindre au vrai. Améris évoque Fellini, Browning ou encore le Hitchcock de Vertigo et Marnie, expressions paradoxales d’une vérité intérieure, comme référents: « Ce que j’aime chez Hitchcock, et que j’ai essayé de retrouver modestement, c’est ce rapport du faux et du vrai.  » Et d’évoquer, plaisir démultiplié, le bonheur d’avoir eu tout à (re)créer sur un plateau, depuis la scène d’ouverture nocturne –« la chose la plus troublante que l’on a découverte en studio, c’est que tout est silence. »

Au-delà du charme fantastique intemporel baignant le film, on mesure aussi le chemin parcouru par un cinéaste qui, de son propre aveu, n’hésite plus aujourd’hui à « affronter la création d’un univers. Suis-je capable de créer un monde? J’essaye un peu plus depuis Je m’appelle Elisabeth (qu’il adaptait de Anne Wiazemsky en 2006, ndlr). Avant, le principe était plutôt d’aller dans des lieux réels: la prison pour Les aveux de l’innocent; le centre pour les soins palliatifs de C’est la vie. Désormais, il y a l’idée de créer un monde à moi. » Celui de L’homme qui rit, qui brasse encore des échos romantiques puissants, ne manque certes pas de troubler. Et si l’histoire, ensorcelante, a, sans conteste, des contours tragiques, le réalisateur espère qu’il se trouvera peut-être « un garçon ou une fille de quinze ans, très mal dans sa peau comme moi qui, entrant dans ce film, pourra y trouver une consolation. »

« J’ai toujours été sensible aux inadaptés, peut-être parce que l’étant moi aussi, conclut Jean-Pierre Améris. Dès mon premier long métrage, Le Bateau de mariage, il y avait une jeune fille sourde. Et il y a toujours eu chez moi des gens ayant une difficulté, un handicap. » Aussi, après « ce conte un peu empoisonné, comme tous les contes », s’apprête-t-il à mettre en scène l’histoire vraie de Marie Heurtin, une fillette sourde et aveugle sauvée par une religieuse ayant inventé le langage des signes avec elle -un projet pour lequel il devrait retrouver son scénariste des Emotifs anonymes, Philippe Blasband. En cinéaste cinéphile, il évoque à ce propos le Miracle en Alabama de Arthur Penn, autour de l’histoire, voisine, de Helen Keller. « Pour le coup, il s’agira d’un film très simple, puisque la petite fille se trouve dans une prison, étant sourde et aveugle. C’est un film sur la découverte du monde, et donc le contraire de ce qu’on vient de faire, le contraire du studio. Mais le thème que je creuse reste le même: le handicap, la différence physique. »

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À VENISE

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