POUR SON PREMIER FILM EN ANGLAIS, LE CINÉASTE GREC YORGOS LANTHIMOS IMAGINE UNE DYSTOPIE EN FORME DE DICTATURE DES SENTIMENTS. UN MODÈLE D’HUMOUR ABSURDE COMBINÉ À UN REGARD AIGUISÉ SUR LE MONDE, ET UN LOBSTER À DÉGUSTER SANS MODÉRATION

« Yorgos Lanthimos a une vision unique. Dogtooth m’avait complètement époustouflée. » Empruntée à Rachel Weisz, l’une des stars au générique de The Lobster, son nouveau film, la citation traduit bien l’impression produite, en 2009, par le deuxième long métrage du cinéaste grec. Lanthimos y mettait en scène une famille, le père, la mère et leurs trois enfants adolescents, vivant dans une villa à l’abri de toute ingérence du monde extérieur; modèle surprotégé bientôt allègrement torpillé, pour un film tapissant sa trame, cruelle et absurde, d’humour à froid comme d’encarts surréalistes. Une disposition singulière que viendrait confirmer Alps, chronique léthargique teintée d’ironie féroce du désarroi et de la solitude, en une expression inédite du marasme hellénique.

Conséquence logique de ce dernier? Trois ans plus tard, The Lobster est le premier film en anglais de son auteur, condition sine qua non, explique-t-il, pour venir à bout de ce qui est aussi sa production la plus grande en ampleur à ce jour. « Comparé aux standards en vigueur dans l’industrie, The Lobster est un projet modeste, commence-t-il, alors qu’on le retrouve au Film Fest Gent. Mais c’était le seul moyen de pouvoir tourner ce film. En Grèce, je travaillais avec des amis, la plupart n’étant pas payés. Il arrivait même que l’on doive payer pour tourner, ne recevant qu’un soutien restreint du Greek Film Center ou de compagnies de production. Il fallait demander des faveurs, s’appuyer sur les bonnes volontés, et compter sur des gens faisant des films par amour du cinéma. Je me sentais limité, et après avoir réalisé trois films dans ces conditions, j’ai estimé que si je voulais évoluer et progresser, il me fallait partir là où je pourrais trouver des structures et des aides à la réalisation. L’Angleterre s’est imposée, en raison de la langue, mais aussi parce qu’elle dispose d’une industrie importante. Mais je tenais à rester fidèle à l’esprit dans lequel j’avais commencé à faire du cinéma, si bien que créativement, il n’y a pas eu de grands bouleversements. »

Logique imparable

Voir The Lobster, c’est d’ailleurs s’en convaincre. Et si le film affiche un casting largement (mais pas exclusivement) anglo-saxon, tandis que le réalisateur a troqué les décors urbains grecs pour un paysage irlandais, le nerf abrasif de son cinéma est resté inchangé. Ainsi, ce nouvel essai porte-t-il assurément la griffe de Lanthimos et de son coscénariste attitré, Efthimis Filippou. Les deux compères y mettent en scène une dystopie d’où le célibat se trouve banni, les coeurs solitaires se voyant imposer un séjour à l’Hôtel, institution de grand luxe où ils auront 45 jours pour trouver l’âme-soeur. Une injonction assortie d’un châtiment les transformant, le cas échéant, dans l’animal de leur choix -le chien avec lequel y débarque David (Colin Farrell), le héros de cette histoire insolite pour le moins, n’est ainsi autre que… son frère.

Comme souvent chez Lanthimos, l’édifice scénaristique repose sur un concept dont l’absurdité semble devoir être réfutée par la logique imparable présidant à l’enchaînement des microéléments le composant. « Nous partons d’idées et d’observations que nous inspire la société autour de nous, et la façon dont nous nous comportons, puis nous poussons ces éléments à l’extrême, raconte le cinéaste. Si vous constituez un micro-univers au fonctionnement légèrement différent, et y créez une situation génératrice de pression, elle aura un effet révélateur de petites choses bien présentes autour de nous, mais que nous ne voyons peut-être pas clairement, parce que nous y sommes habitués, et avons été éduqués pour les considérer comme normales, ou encore comme correspondant à la bonne manière d’agir… » S’agissant de The Lobster, les relations, amoureuses en particulier, en constituent le pivot, orchestrées toutefois suivant un ensemble de règles tenant bientôt du totalitarisme sentimental. « Nous sommes partis d’un constat fort simple, poursuit Lanthimos, à savoir combien les célibataires sont mis sous pression et comment la société a tendance à considérer le fait de vivre seul comme un échec. Et on s’est demandés ce qui se passerait si chaque célibataire devait se rendre dans un lieu pour y trouver un(e) partenaire. Au départ de cette idée initiale, nous avons échafaudé une structure dramatique. Le film peut sembler absurde, mais il a sa logique propre. »

Drôles de fictions

Ce qui peut d’ailleurs tenir lieu de signature pour un cinéaste passé maître dans l’art de disséquer la société et le carcan qu’elle impose; et cela, en quelque vision exponentielle de notre monde, assortie pour le coup d’une invitation à la rébellion. « Notre façon de vivre est régulée et dirigée, et cela dès notre prime enfance, par l’éducation que nous recevons. Imaginez qu’une situation voisine de celle de Dogtooth se produise: notre accès au monde serait à ce point limité qu’on pourrait croire qu’il tient en une seule pièce. Si cette pensée est effrayante, elle peut aussi s’appliquer à d’autres situations: plutôt qu’une famille dans une pièce, on peut l’étendre à l’échelle d’un pays entier, voire même d’un continent, ou encore de la planète, et de l’idée que nous nous faisons du reste de l’univers: on en sait tellement peu qu’avec la distance voulue, elle semblerait sans nul doute absurde et risible. » Extrapolation vertigineuse qui appelle un constat: « Je ne dirais pas être un cinéaste politique, mais j’espère que mes films ont une dimension politique, en raison des sujets qu’ils abordent, et du regard que je porte sur la façon dont fonctionne notre monde… »

C’est après tout de la condition humaine qu’il est ici question, et du formatage plus ou moins sournois auquel est soumis l’individu. Mais s’il est assurément critique et caustique, le regard de biais de Lanthimos n’est ni sentencieux, ni péremptoire pour autant. Le réalisateur prend soin, en effet, de laisser ses drôles de fictions ouvertes, lui qui confie ne pas supporter l’idée d’un film tentant d’imposer sa vision sur les choses, a fortiori quand lui-même ne disposerait pas des réponses aux questions qu’il soulève. Partant, le spectateur y jouit d’un luxe d’espace où se mouvoir, ce qui n’est pas le moindre des plaisirs dispensés par son cinéma. Un autre tient à la façon dont le réalisateur s’y entend pour brouiller les pistes, jonglant avec les codes et figures cinématographiques -voir ainsi l’usage étonnant qu’il fait de la voix off ou encore du ralenti dans The Lobster, sans parler d’excentricités inspirées, telle cette chorégraphie improvisée dans les bois.

Au-delà, c’est un mélange des genres que pratique encore le cinéaste, et l’on pourrait fort bien apprécier ce nouveau film comme une expression ultime du romantisme, en mode savamment décalé s’entend. « J’imagine être romantique, sourit Lanthimos. Si l’on pose des questions comme savoir si l’amour existe, et comment le trouver, on ne peut que s’appuyer sur un socle romantique, et le désir que l’on a de pouvoir y apporter une réponse affirmative plutôt que négative. Du simple fait d’avoir ce genre de préoccupations, je suppose en effet que nous sommes romantiques, Efthimis et moi… » Romantisme latent auquel on ajoutera, en guise d’assaisonnement, une pincée d’un humour qu’il a forcément singulier –« il peut y avoir des variations, mais je ne pense pas pouvoir explorer les choses en profondeur sans humour, c’est une dimension élémentaire de l’existence »-, et une autre de cette férocité tenaillant son cinéma; pour sûr, les pinces de ce homard sont bien affûtées…

RENCONTRE Jean-François Pluijgers

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