AVEC HAIL, CAESAR!, LES FRÈRES COEN S’INVITENT DANS LE HOLLYWOOD DE L’ÂGE D’OR POUR UN HOMMAGEENAMOURÉ TENANT ÉGALEMENT DE LA SATIRE CAUSTIQUE. LÉGER MAIS HAUTEMENT RÉJOUISSANT.

Vingt-cinq ans après s’être invités dans le Hollywood des années 40 à la faveur de Barton Fink, les frères Coen récidivent aujourd’hui avec Hail, Caesar! (critique dans Focus du 12/02), nouvelle plongée dans l’usine à rêves, à l’aube des fifties cette fois. La comparaison s’arrête là, cependant. Car là où le premier film, Palme d’or à Cannes en son temps, racontait les affres d’un jeune scénariste new-yorkais engagé par la Capitol Pictures, et bientôt confronté à l’angoisse de la page blanche, le second, présenté en ouverture de la Berlinale, tient à la fois de l’hommage enamouré et de la satire caustique. L’âge d’or des studios, les réalisateurs l’envisagent, en effet, à travers le regard d’Eddie Mannix (Josh Brolin), un homme exerçant la profession de « fixer » au sein de cette même Capitol Pictures. A savoir la personne chargée de glisser un voile pudique sur les frasques des stars et d’éteindre les divers incendies pouvant couver sous le faste offert aux spectateurs, histoire de veiller aux apparences et à la bonne marche des affaires. Un Mannix qui va avoir fort à faire dès lors qu’à son quotidien déjà surchargé va s’ajouter l’enlèvement de Baird Whitlock (George Clooney), vedette arrachée au plateau du péplum biblique donnant son titre au film.

Dérision et fétichisme

On devine la mesure loufoque et absurde d’un tel scénario. Les frères Coen chargent allègrement la barque, expédiant un Mannix (copie non conforme d’un homonyme, « fixer » à la MGM, dont l’histoire a inspiré diverses anecdotes du film) plus dévot que de raison au coeur des turpitudes de celle que Kenneth Anger rebaptisa Babylone. « Qu’il soit catholique était important », observe Ethan Coen. « Il représente en quelque sorte l’adulte parmi des enfants, ou encore l’individu sain d’esprit entouré de malades mentaux. Et en un sens, il s’agit du compas moral dans une zone qui, sans en être exempte, est quelque peu floue… « ,complète Joel. Avant d’ajouter: « Nous avions envie de jouer de l’opposition entre un personnage croyant évoluant au sein d’un studio tournant un film sur la vie de Jésus, et des communistes avec une vision du monde à l’opposé… » Le tout à la mode Coen s’entend. Si le maccarthysme et le spectre de la Guerre froide donnent son arrière-plan au scénario, c’est surtout sous l’angle de la dérision, le contexte dictant par ailleurs l’époque du film: « S’il fallait dater le film, je dirais qu’il se déroule en 1951, observe Ethan. Nous voulions que George soit kidnappé sur le tournage d’un imposant péplum biblique, et c’est le moment où les studios ont commencé à les produire. » »A l’époque, ils tournaient des films comme Quo Vadis, le timing était donc approprié, poursuit Joel. S’y ajoutait le fait que si l’on était encore au coeur du système des studios en tant qu’usine à faire des films, son déclin commençait à s’esquisser. »

Ce cinéma de l’âge d’or, il n’a cessé d’irriguer l’oeuvre des Coen, fût-ce de manière détournée. Les brothers ont ainsi régulièrement emprunté tout en s’en distanciant aux genres ayant défini la grammaire hollywoodienne, du film noir dans Blood Simple au western dans No Country for Old Men puis True Grit; et l’on en passe, comme le film de gangsters dans Miller’s Crossing ou celui d’évasion dans O Brother. Hail, Caesar! propose pour sa part un patchwork de différents genres, du péplum à la comédie sophistiquée, en passant par le musical. Mais s’il y là à l’occasion l’expression d’un regard en coin, celui-ci peut aussi prendre un tour quasi fétichiste, et l’extraordinaire ballet aquatique qu’illumine Scarlett Johansson évoque irrésistiblement Esther Williams et Million Dollar Mermaid, tandis que le numéro de claquettes de Channing Tatum pourrait sortir de On the Town.« Nous y avons pris énormément de plaisir, opine Joel. Nous n’avions jamais tourné de scène de claquettes auparavant, et avons fait appel à Chris Gattelli, un chorégraphe de Broadway. La simple idée de voir Channing exécuter un numéro de claquettes nous semblait digne d’intérêt, de même qu’imaginer une scène de danse susceptible d’avoir été tournée à l’époque. Quant au ballet aquatique, nous admirons Busby Berkeley, et nous nous étions déjà référés à son travail auparavant (dans The Big Lebowski, NDLR). Les défis techniques étaient considérables, notamment parce qu’on ne fait plus ce genre de scènes, sans aller toutefois jusqu’à prendre le pas sur le plaisir. Nous avons essayé d’approcher la perfection, ce qui n’est pas évident alors que l’on tourne avec de vraies nageuses. Il arrive que l’une d’elles ne soit pas totalement synchrone avec les autres, mais c’est aussi cela qui donne le sentiment de réalité, comme c’était déjà le cas à l’époque. »

Hollywood change, les Coen restent

Pour autant, les Coen récusent l’idée de nostalgie pour une période qu’ils n’ont du reste pas connue (ils sont nés respectivement en 1954 et en 1957), pas plus qu’un système dont ils ignorent, par la force des choses, s’ils auraient pu y fonctionner. On imagine toutefois que leur talent aurait réussi à s’y exprimer, eux qui ont su composer avec un incontestable brio avec les mutations qu’a connues l’industrie cinématographique depuis leurs débuts, il y a une bonne trentaine d’années maintenant. « Hollywood change constamment, en réaction à l’évolution des marchés et en fonction des opportunités d’exploitation commerciale des films. Nous avons débuté à l’époque de l’émergence du marché vidéo, qui est devenu un débouché auxiliaire pour les films. Et à un moment où, pour les films américains, le marché extérieur a commencé à devenir aussi important que le marché domestique, allant même, pour certains de nos films, jusqu’à l’éclipser en termes de potentiel. Au cours de notre carrière, nous avons vu ces débouchés auxiliaires changer, en même temps que l’accès des spectateurs aux films. L’évolution n’a pas été aussi radicale que dans l’industrie musicale, mais cela s’en rapproche, et certainement depuis une dizaine d’années. »

Eux n’en ont guère été affectés, qui observent de concert avoir « eu la chance d’être « établis » suffisamment tôt pour que notre façon de travailler ne change pas fondamentalement. » Et alors par exemple que nombre de cinéastes américains, et non des moindres, de Todd Haynes à Steven Soderbergh, tâtent aujourd’hui de la télévision, les frères Coen n’envisagent pas la chose pour leur part, quand bien même Fargo, l’un de leurs meilleurs films, fait désormais l’objet d’une déclinaison réussie en série. « Cela nous convient », se bornent-ils à constater du coin des lèvres, précisant, à toutes fins utiles, ne guère la regarder. Autant dire que l’idée de mettre en scène leur propre série leur paraît, à l’évidence, aussi saugrenue que les plans régulièrement échafaudés par leurs personnages: « Je ne pense pas que nous ayons jamais tourné un film long de plus de deux heures et quelques minutes, sourit Ethan.No Country for Old Men faisait deux heures deux minutes, et nous étions mortifiés parce que le générique final l’avait emmené au-delà de la barre des deux heures (rires). Nous préférons travailler sur des formats plus courts, correspondant à la durée moyenne d’un long métrage. » Ce qui, convenons-en, leur a fort bien réussi.

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Berlin

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