ROBERT CAPA A DURABLEMENT BOULEVERSÉ LES CONTOURS DE LA PHOTO ET DU REPORTAGE AU XXE SIÈCLE. LES HASARDS DE L’ÉDITION LUI OFFRENT AUJOURD’HUI UNE DOUBLE ACTU EN PUZZLE. ATTENTION, MYTHE.

Il aura vécu le Montparnasse fauché des années 30, arpenté comme aucun autre la guerre d’Espagne, séduit Ingrid Bergman à Hollywood, débarqué sur Bloody Omaha, sabré les débuts de l’agence Magnum au MoMA, bossé avec Steinbeck et Hemingway, pris quelques-uns des clichés les plus constitutifs de la mémoire visuelle du XXe siècle. Robert Capa est mort il y a près de 60 ans, mais il parle encore. Deux essais version luxe viennent en cette fin d’année aviver une légende peinant à se consumer: placards emplis de boîtes, tirages vintage, négatifs, carnets, ou même valises, il semble que l’homme aux 70 000 négatifs ait pris soin de se disperser en autant de promesses de redécouvertes discontinues et passionnantes.

En 3 chapitres comme autant d’identités, de pseudonymes utiles et d’époques, Robert Capa, Traces d’une légende démontrera, photos, lettres en fac-similé et publications d’époque à l’appui, l’invention d’un photographe. C’est que Robert Capa n’a cessé de se façonner tout à la fois un personnage, un sujet -les terribles soubresauts du monde- et la manière de l’étudier au plus près. Tout est chronologiquement épluché: les années parisiennes -le Juif hongrois débarquant à Paris un Leica en bandoulière-, puis rapidement la guerre d’Espagne, à laquelle il offrira sa couverture la plus obstinément réelle, et risquée. Le livre consacre une partie de ses pages à sa liaison avec la jeune photographe disparue sur le front de Brunete Gerda Taro, revenant sur une idylle lumineuse, en tous points liée à une passion commune de l’engagement photographique, et dont quelques clichés intimes magiques ponctuent encore les prises de vue de guerres au déroulé des négatifs. L’intuition brûlante de Capa est qu’une photo, loin de se contenter d’illustrer l’information, doit l’accrocher toute entière. L’image revendique l’histoire: c’est la naissance du photojournalisme. Un accouchement difficile, accompagné de bouffées ambigües chez le reporter:  » Lentement, je me fais de plus en plus l’impression de devenir un charognard. (…) Le v£u le plus cher du correspondant de guerre, c’est d’être au chômage. » Suivront le débarquement sur Omaha Beach et ses « Magnificent Eleven », 11 clichés composant l’une des métonymies visuelles les plus fascinantes jamais constituées. Entre 2 conflits, le portrait fait la part belle à l’autre profil du mythe: Capa l’homme à femmes, amant de Bergman, compagnon de poker de John Huston et Truman Capote, amateur d’alcool et de cinéma, qui pouvait passer sans sueurs froides d’un reportage derrière le Rideau de fer avec Steinbeck à la photo de mode, très rive droite parisienne. L’homme n’était pas à un paradoxe près, lui l’apatride originaire d’un pays ennemi qui fut finalement le seul photographe attitré de l’armée américaine. Le livre se conclut -quelle autre issue?- dans les rizières d’Indochine, où Capa se fera exploser sur une mine en 1954, scellant sa légende tout en laissant ouvert, entre autres mystérieux dossiers, celui de la valise mexicaine…

De la valise mexicaine, il en est précisément longuement question, dans le livre éponyme qu’Actes Sud vient de faire paraître. Qui dévoile, pour la première fois, en 2 tomes sous coffret, les clichés les plus fébrilement recherchés du XXe siècle. Rappel des faits. En 1940, voyant la menace de l’avancée des troupes allemandes, Capa donne à l’un de ses amis 3 valises entières de négatifs et de documents témoignant de sa couverture -antifasciste, pour le moins- de la guerre d’Espagne, ainsi que de celles de ses frères d’armes Gerda Taro et David « Chim » Seymour. On perd ensuite sa trace. En 2008, les héritiers des photographes finissent par remettre la main sur l’incroyable butin. En termes de bagage, ils découvrent 3 boîtes -rouge, verte et beige- contenant 4500 négatifs encore souples, dont le déroulé des bobines est aujourd’hui restitué tel quel, au long de 400 pages fascinantes. Soldats endormis, réfugiés au stade de Montjuich, tanks fumants, chevaux s’abreuvant, explosions dans les tranchées, immeubles pulvérisés, paysans au champ, les photos dépoussiérées viennent donner à la guerre une proximité, une trivialité sans précédents, et au photojournalisme alors balbutiant ses lettres de noblesse a posteriori. Les négatifs témoignent d’une nouvelle conception du mouvement, sorte de flou dynamique lié à l’émergence du cinéma. Leur succession forcée sur rouleaux fait constamment passer de la vie en sursis à la mort. Sans autre transition que celle de l’objectif du photographe. Capa avait l’habitude de dire:  » Si tes photos ne sont pas assez bonnes, c’est que tu n’es pas assez près« , témoignant par là de sa conviction que le photographe, cet autre milicien, devait faire partie de l’histoire, choisir son camp, et faire transpirer son engagement à travers chacun des grains de ses clichés. Cartier-Bresson disait de Capa qu’il  » savait raconter une histoire en images« . En voilà sans doute l’ultime et aveuglante démonstration.

ROBERT CAPA. TRACES D’UNE LÉGENDE, DE BERNARD LEBRUN ET MICHÈLE LEFEBVRE, ÉDITIONS LA MARTINIÈRE.

CAPA, CHIM, TARO. LA VALISE MEXICAINE. LES NÉGATIFS RETROUVÉS DE LA GUERRE CIVILE ESPAGNOLE SOUS LA DIRECTION DE CYNTHIA YOUNG, ÉDITIONS ACTES SUD.

TEXTE YSALINE PARISIS

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