Apichatpong Weerasethakul lève le voile sur Uncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, Palme d’or à Cannes, et rêve de cinéma ouvrant sur des mondes inconnus.

Si le grand public ne l’a vraisemblablement découvert qu’à l’annonce du palmarès du dernier festival de Cannes, et sa Palme d’or surprise, voilà une dizaine d’années, déjà, que le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul intrigue autant qu’il charme les cinéphiles aventureux. Révélé par Blissfully Yours, son second long métrage, prix Un Certain Regard, à Cannes, déjà, en 2002, le réalisateur et plasticien thaïlandais n’a cessé, depuis, d’arpenter un territoire cinématographique singulier, se libérant des canons traditionnels de la narration pour superposer les niveaux de perception et de temporalité. Le spectateur de ses films pénètre dans un monde inconnu, pour s’y égarer, suspendu, entre rêve et réalité, sur le fil d’une expérience esthétique et sensorielle intense.

Arrivant après Tropical Malady, en 2004, et Syndromes and a Century, 2 ans plus tard, Uncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures ( critique dans Focus du 27 août) apparaît à la fois comme l’aboutissement (provisoire) de sa démarche, et comme le plus accessible de ses films – l’occasion rêvée, donc, de découvrir un univers fascinant. Et de partir, à la suite de Boonmee et de ses proches, pour un voyage au plus profond d’une jungle peuplée de fantômes bienveillants et autres esprits -un horizon où il est encore question de migration des âmes et de réincarnation, et qu’Apichatpong Weerasethakul (qui se fait appeler Joe par souci de facilité) nous dévoilait plus avant voici quelques jours, dans un hôtel parisien.

Quelle fut la genèse de ce film?

Tout a commencé lorsque j’ai terminé Syndromes and a Century, en 2006. La censure a interdit la sortie du film en Thaïlande, et j’ai voulu faire quelque chose à ce sujet. De fil en aiguille, je me suis retrouvé à traiter de l’extinction. A mes yeux, et cela ne vaut pas uniquement pour la Thaïlande, la censure est un moyen de marginaliser les cultures et les voix différentes. C’est un processus très dangereux, qui est à l’£uvre aujourd’hui en Thaïlande, où certaines cultures se sont éteintes en raison d’un mode de pensée autoritaire visant à uniformiser le pays. Ces considérations m’ont amené à penser à ma région, je suis retourné dans la ville où j’ai grandi ( Apichatpong Weerasethakul a passé sa jeunesse à Khon Kaen, dans le nord-est de la Thaïlande, et vit désormais à Chiang Mai, ndlr), et j’ai ensuite voyagé dans le nord-est. Le tout a débouché sur une installation, Primitive, et sur ce film, évoquant un homme qui se souvient de ses vies antérieures. Le souvenir est au centre de cette démarche, qui a bientôt englobé ma propre mémoire du cinéma, un style et un type de films comme plus personne n’en fait.

Vous présentez Uncle Boonmee comme emblématique d’un monde en train de disparaître. Quel est votre sentiment à cet égard?

En voyageant dans le nord-est, je me suis rendu compte de la disparition d’éléments avec lesquels j’avais grandi, l’architecture par exemple. Mais c’est jusque la façon dont les gens se déplacent qui a changé. Je ne dis pas que c’est mal, mais faut-il absolument aller dans cette seule direction, vers une culture tout à fait uniformisée? N’y a-t-il pas lieu d’évoluer de façon plus réfléchie: voyez en France, où l’on retrouve les traces d’une culture propre, et l’expression d’un point de vue singulier. En Thaïlande, nous avons un héritage très riche, mais nous ne pensons qu’à aller à toute vitesse vers un capitalisme excessif.

Il y avait déjà dans Tropical Malady une allusion à un homme qui pouvait se souvenir de ses vies antérieures. Est-ce là un sujet que vous aviez à l’esprit depuis longtemps?

Il s’agit du même homme, Boonmee, dont l’histoire est racontée dans un livre, A Man Who Can Recall His Past Lives, que j’avais lu avant de tourner Tropical Malady. J’ai toujours eu envie d’en faire un film, mais le livre original était fort complexe, incluant de nombreuses vies et beaucoup de styles fantastiques. J’avais le sentiment de ne pas encore être prêt. Il a fallu que je me détache davantage du livre, et qu’il ne soit plus qu’une inspiration.

D’où vous vient votre intérêt pour les fantômes, les esprits et la mémoire?

Quand on grandit en Thaïlande, on baigne inévitablement dans ces notions d’esprits, bons ou mauvais, de fantômes qui vous protègent pour les uns -ce sont peut-être vos ancêtres-, et qui essaient de vous faire du mal pour les autres. Sans dire pour autant que j’y crois, c’est quelque chose que j’ai en moi -c’est là une influence du bouddhisme et de l’hindouisme. C’est pourquoi cela me vient tout naturellement en tournant, il n’y a rien de choquant pour moi à voir un fantôme apparaître.

La structure du film est très particulière, avec six parties correspondant chacune à une bobine. L’aviez-vous établie dès le départ?

Non, la structure est venue plus tard, c’était plus classique au départ. J’étais dans un premier temps obnubilé par l’idée de faire du cinéma à l’ancienne, mais il s’est avéré que cela ne fonctionnait pas. Et c’est là que le concept des 6 bobines s’est imposé, dès le tournage et plus encore à la postproduction. Au moment du tournage, je m’en tenais à une seule histoire, linéaire, revisitant des vies différentes. Mais inconsciemment, des styles différents se sont imposés: pour la scène de repas, le soir, le souvenir de choses que j’avais vues dans le temps à la télévision m’est revenu, et le style en a découlé, avec un cadrage et un éclairage déterminés, de même qu’un style de jeu tout à fait particulier. Idem pour la scène dans la ferme apicole: le style s’est imposé automatiquement.

Comment construisez-vous vos scénarios?

J’accumule des notes que je répertorie dans des carnets, qui constituent en quelque sorte ma bibliothèque. Je puise dans ces carnets, associe une idée forte à une autre. Beaucoup de notes viennent d’expériences réelles: cela peut, par exemple, être une conversation que je surprends à une autre table, ou quelque chose que j’entends aux informations ou pendant mes voyages. C’est un processus en cours, auquel contribuent également mes acteurs, avec qui nous formons pratiquement une famille désormais. J’essaye de combiner cela à d’autres sources d’inspiration pour créer.

L’histoire est-elle plus explicite au moment de vous lancer dans le tournage? Procédez-vous par décantation, en partant d’explications plus nombreuses, que vous retirez petit à petit?

C’est exactement cela. Au montage, je trouve parfois qu’il y a trop d’explications. On perd le mystère, et cela ferme le film alors qu’à mes yeux, il doit rester ouvert à l’interprétation.

Qu’aimeriez-vous que le public qui le découvrira retire de votre film?

La liberté, je pense. Et songer à l’étendue du champ de l’existence -cela semble tellement vaste. Et puis, simplement, lui faire apprécier la surprise et, peut-être, le bonheur des rencontres. J’aimerais que mon film produise un effet comparable à celui que l’on éprouve lorsqu’on circule en voiture, et que l’on passe à hauteur de quelque chose que l’on ne comprend pas. Le temps de le voir, la voiture a poursuivi sa route, sans que l’on puisse faire marche arrière pour demander de quoi il retournait. J’aimerais que mon film produise le même genre d’impression… l

Rencontre Jean-François Pluijgers, à Paris

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