DANS LA FILLE DE L’EAU, SACHA GOERG PLONGE, PÊLE-MÊLE, DIMENSION ARTISTIQUE, QUÊTE IDENTITAIRE, DIFFICILE TRAVAIL DE DEUIL ET LOURDS SECRETS FAMILIAUX DANS UN GRAND BAIN D’AQUARELLE, TRAVERSÉ D’APLATS DE COULEURS SIGNIFIANTES. INÉGAL MAIS SENSIBLE, ET DANS L’AIR DU TEMPS.

Avec La Fille de l’eau, Sacha Goerg, auteur suisse installé à Bruxelles, signe un huis clos tendu, inscrit dans un cadre étonnant. C’est en effet en pédalo que Judith, jeune femme travestie en garçon, arrive au pied d’une magnifique villa moderne accrochée à flanc de falaise, au bord d’un grand lac. C’est là que vivait son père, artiste décédé depuis peu dont la famille occupe toujours les lieux. Enfant illégitime, Judith entend s’immiscer dans l’intimité de cette veuve et de son fils, et tenter de cerner ces personnes à qui son père a préféré cacher son existence…

 » L’idée de départ, c’est ce personnage bloqué dans un genre, qui, pour des raisons pratiques, change d’identité mais ne peut bientôt plus en sortir, explique Sacha Goerg. A la base, le contexte était plus chargé, il y avait l’idée d’une menace, d’une guerre imminente. J’ai évacué cela au profit d’autres préoccupations: cette maison, cet environnement, la verticalité. Et l’eau. Je viens de la peinture, de la sculpture, j’ai réalisé des installations, et j’ai voulu également amener des éléments de pratiques artistiques dans le récit, figurés par des aplats, glisser une certaine esthétique. Je me suis intéressé à l’architecture californienne pour la maison, Frank Lloyd Wright, Richard Neutra. L’art s’immisce dans le récit à travers la figure du père disparu et ses créations, que je me suis amusé à codifier avec des couleurs: le rouge pour l’architecture, le rose pour la peinture et le violet pour l’installation.  »

Un peu comme chez James Turrell, les personnages se retrouvent ainsi parfois totalement immergés dans une couleur ouvrant sur une dimension plus onirique, fantastique, quasi magique. C’est notamment la figure du mort, masse épurée de couleur noire, qui apparaît aux uns et aux autres au fil de visions fonctionnant comme autant de cataplasmes censés apaiser la blessure de l’absence.  » En BD, on n’a pas d’effets spéciaux, mais son langage permet facilement d’aller vers du surnaturel, sans forcément que cela devienne un genre en soi, vers quelque chose de puissant qui réveille des choses en nous, plutôt que de s’en tenir à du réalisme pur. »

Travail de couches

Quoi de plus naturel, en définitive, que l’aquarelle pour illustrer cette histoire s’ouvrant et se refermant au fil de l’eau? La technique, chère notamment à Hugo Pratt, et sa mise en couleur directe, par essence fragile, imparfaite, échappe au contrôle absolu du créateur, déborde quelque peu du cadre défini, impose ses propres lois et apparaît en ce sens comme le vecteur idéal de tourments intérieurs, d’émotions submergeant elles aussi les limites qu’on voudrait parfois leur assigner.  » J’ai expérimenté plusieurs choses dans ma courte carrière et c’est ce qui me plaît le plus. On obtient une légèreté, une transparence, avec l’aquarelle. Je mets une première couche d’ombre, de petites choses. J’utilise assez peu de couleurs dans ma gamme, mais je les mélange, je les décline. Une fois que ça sèche, je reviens dessus, c’est vraiment un travail de couches. C’est plus difficile de retoucher numériquement le dessin après coup, donc on ne peut pas vraiment s’y reprendre. Ça suppose une certaine liberté du trait, quelque chose de pas trop figé. Je garde ce côté flottant, même quand je fais des traits droits j’essaie de conserver une vibration. Il y a une sensibilité qui est inhérente au récit mais qui passe ainsi également par le dessin, c’est en cela qu’ils se rejoignent. Du coup, je ne vais pas non plus aller me coltiner des récits futuristes qui ne colleraient pas à cette esthétique.  »

Expression vivante, imparfaite, d’une intériorité, là encore, vivante, imparfaite, l’aquarelle n’est certes pas tout-terrain, mais peut se faire structurante et signifiante à la fois.  » Je n’ai pas fait de cases, la couleur sert à construire l’espace, le volume… Par moments, on peut vraiment changer de teinte, dans une perspective plus symbolique, pour dire qu’il y a quelque chose qui se passe. Il faut éviter le coloriage pur et simple. Après, il faut des moments de calme, de normalité, pour avoir des effets de contraste, parce que si on est tout le temps dans l’expressionnisme, tout devient chaotique…  »

Chaotique, le final de La Fille de l’eau l’est pourtant assurément. Du genre table rase pour mieux se reconstruire. Et se laisser enfin dériver, l’âme un peu plus légère, sur le grand fleuve de l’existence…

LA FILLE DE L’EAU, DE SACHA GOERG, ÉDITIONS DARGAUD. ***

RENCONTRE NICOLAS CLÉMENT ILLUSTRATION SPÉCIALEMENT RÉALISÉE POUR FOCUS PAR SACHA GOERG

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