AVEC TERRAFERMA, EMANUELLE CRIALESE, L’AUTEUR DE RESPIRO, S’EMPARE D’UNE RÉALITÉ JETANT DES CENTAINES DE CLANDESTINS SUR LES RIVES DE L’ÎLE DE LAMPEDUSA, ET LIVRE UN CONTE BRÛLANT.

Au c£ur du cinéma d’Emanuele Crialese, il y a l’ailleurs, avec ce qu’il charrie d’espoirs, plus ou moins chimériques au demeurant. Un thème décliné de Once We Were Strangers, son premier long métrage, qui le voyait passer le rêve américain au filtre des tribulations de deux étrangers à New York, en Golden Door, où des paysans siciliens partaient pour le Nouveau Monde comme l’on embarquerait à destination de la lune.

L’immigration, avec les flux qui la sous-tendent, le réalisateur italien l’aborde aujourd’hui sous l’angle dramatique des clandestins venant s’échouer par dizaines sur les côtes de Lampedusa, petite île au large de la Sicile qui offrit son cadre, autrefois idyllique, à son Respiro, avant de servir de décor tragique à Terraferma. « Je suis retourné à Lampedusa dix ans après y avoir tournéRespiro , et j’ai trouvé une situation totalement différente de celle que j’avais connue, commente-t-il, dans l’effervescence d’une Mostra dont il allait repartir avec le Prix spécial du jury . J’y suis resté un certain temps, à prendre des notes, qui sont devenues un film. Il ne s’agissait pas seulement à mes yeux de faire un film sur l’immigration, mais aussi sur notre façon de percevoir l’autre. »

Crialese envisage l’histoire du point de vue de Filippo, un jeune pécheur naïf recueillant, une nuit, des candidats réfugiés dérivant sur les flots, et qui sera bientôt dépassé par les événements comme par les dynamiques contradictoires mises en branle. « Filmer et analyser le présent est très difficile, explique-t-il dans la foulée. C’est comme la vie: on la vit, c’est tout. Il est très malaisé de l’observer d’un point de vue différent. Il m’a fallu trouver un style qui me permette d’échapper à la chronique, à l’approche journalistique ou documentaire, avec ces images, vues et revues, d’individus rejetés, désespérés, sur les rivages, assorties de quelques interviews. Ce mode de description a tendance à vider la situation d’une partie de sa substance, et notamment de l’importance réelle des sentiments de ces gens. J’ai donc cherché un moyen de transcender la seule actualité du moment. »

Point de suspension

Si Terraferma adopte en conséquence les apparences d’un conte, le propos du film n’en est pas moins aiguisé, prenant à bras-le-corps la question des clandestins: « Pour une raison ou une autre, notre civilisation fait marche arrière plutôt que d’aller de l’avant, continue le réalisateur, véhément pour le coup. Ceux qui nous gouvernent le font à l’encontre de la solidarité et de ce sentiment fort humain voulant que l’on essaye de se porter au secours de quelqu’un ayant besoin d’aide. C’est la loi de la mer, et c’est aussi celle de l’homme: n’importe quelle famille ou n’importe quelle tradition nous apprend à l’appliquer. Mais aujourd’hui, dans une situation de peur de l’autre, on nous incite à aller à l’encontre de notre nature. » Non, pour autant, qu’Emanuele Crialese soit du genre à céder à la résignation, ce dont son film apporte le témoignage éloquent. Appuyé, aussi, sans que ce soit là rédhibitoire -la cause, après tout, justifie largement quelques débordements, échos à un tempérament que l’on devine passionné.

Lui, du reste, se revendique volontiers provocateur. Superposant des enjeux divers, Terraferma n’en aborde pas moins de manière sensible le destin de protagonistes, pécheurs ou clandestins, en quête d’une terre ferme n’en finissant plus de se dérober, l’île de Lampedusa n’étant plus qu’un point de suspension sur la ligne d’horizon. A cet égard, le final ouvert du film est aussi à l’écoute de l’incertitude de l’époque, à portée de métaphore: « Il n’y pas plus de direction, mais uniquement le chaos. Ce petit bateau perdu dans la mer, c’est une indication du fait que nous avons perdu le cap. »

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À VENISE

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