Grâce sous pression
Face au chaos du moment, Elbow a rangé ses grands hymnes fédérateurs pour pondre un album aussi aventureux que désenchanté. Son meilleur de la décennie?
Malgré la courte nuit, Guy Garvey a le sourire. Et la poignée franche. « Comment ça va depuis la dernière fois? », demande d’emblée le chanteur d’Elbow, comme s’il retrouvait une vieille connaissance . « C’était quand d’ailleurs, rappelez-moi? » Sauf erreur, cela remonte tout de même un peu -en 2011, pour l’album Build a Rocket Boys!« Ah oui, d’accord! », rigole-t-il, démasqué. Guy Garvey est ce genre de gars-là: une star qui oublie de se la jouer, l’humour British rincé chaleureusement à la lager, à la fois hâbleur et attentif. Accompagné du fidèle Peter Turner, ils constituent la moitié d’Elbow -complété par la fratrie Potter, Craig et Mark. Un all-male band qui aurait pris soin d’évacuer toute trace éventuelle de masculinité toxique, pour reprendre le terme à la mode. « Peut-être parce que j’ai grandi entouré de cinq grandes soeurs? Cela étant dit, le mec réfléchi et attentif du groupe, c’est surtout Pete (l’intéressé sourit, comme s’il savait déjà ce que son ami de 30 ans allait raconter, NDLR). Il a horreur de la confrontation. Je me souviens que gamin, il me payait pour que j’aille rapporter à sa place les jeans trop larges qu’il avait achetés au magasin (rires) . Plus sérieusement, la musique qui nous lie, ce sont des gens comme REM ou Simon & Garfunkel. On ne peut pas dire qu’ils correspondent au mâle alpha. »
Cette chaleur humaine, ce sentiment de fraternité bienveillante, correspondent bien à la musique d’Elbow. Rapidement, la formation issue de Manchester s’est même spécialisée dans la conception d’hymne rock euphorisant, à la fois lyrique et réconfortant. Une sorte de mélancolie victorieuse, qui n’hésite pas à monter sur les barricades pour vous retourner le palpitant. Revoyez par exemple la version vibrante de leur morceau Grace Under Pressure, livrée sur la scène de Glastonbury en 2004: difficile de ne pas avoir envie, en l’écoutant, d’à la fois lever les bras en l’air, verser une petite larme, et faire un gros câlin au premier être humain que vous croiserez sur votre route.
Cette fois, pourtant, l’ambiance est tout autre. Nous sommes en 2019. Et, plus que jamais, la « grâce » est « sous pression », la beauté menacée. Sur leur nouveau Giants of All Sizes, les gars d’Elbow ont visiblement la gueule de bois. Pas celle des lendemains de veille, à avoir fêté jusqu’au bout de la nuit. L’insomnie, cette fois, a été passée à ruminer la noirceur de l’époque, ses tourments, ses angoisses…
Un divorce et trois enterrements
La trajectoire d’Elbow n’aura jamais été une longue ligne droite. Ayant pu expérimenter très tôt les caprices de l’industrie -un premier label qui, racheté à la fin des années 90, doit leur rendre leur contrat, avant même d’avoir pu sortir le moindre album-, les Mancuniens ont commencé par traîner une réputation de groupe cérébral. Pire: de « groupe pour journalistes »… Ils ont dû ainsi attendre leur quatrième album, The Seldom Seen Kid, en 2008, pour transformer la reconnaissance critique (ils remportent le Mercury Prize), en succès public (plus d’un million de copies vendues). Tout à coup, Elbow passait pour le maillon manquant entre U2 et Radiohead -les élans humanistes des uns, les inclinaisons indie des autres. De rockeurs arty, Guy Garvey et ses potes devenaient les grands rassembleurs, pourvoyeurs de refrains sensibles, soulevant les foules sans leur faire perdre leur humanité.
Cette chaleur, Elbow ne l’a pas perdue. Mais avec leur nouveau Giant of All Sizes, le ton se fait plus amer. « Disons que ces dernières années, les événements déprimants ont eu tendance à s’enchaîner, explique Guy Garvey. Aussi bien sur le plan national qu’international d’ailleurs. » L’actualité n’a jamais été avare de tragédies et de drames. Cette fois cependant, il semblait plus compliqué de transformer cette matière première en scénarii positifs. » Généralement, on essaye d’aborder les choses avec force et optimisme. Notamment en écrivant des morceaux qui peuvent être mobilisateurs. Mais cette fois, cela aurait sonné faux. Le changement climatique, tout ce qui se passe au niveau politique, avec les Boris Johnson, Trump, tous ces enfoirés avides de pouvoir et sans gêne, etc. Cela commence à faire beaucoup. » En outre, des tourments plus personnels sont venus s’ajouter au marasme ambiant. « J’ai perdu mon père il y a un an. Et deux de nos amis proches sont morts à quelques jours d’intervalle, dans des circonstances complètement différentes. En l’espace de huit jours, on a enchaîné deux messes de funérailles dans la même petite église. À partir de là, c’était difficile pour nous de faire comme si tout allait bien… »
Pour ses disques précédents, Elbow avait pris l’habitude de se retirer à la campagne pour composer. Cette fois, le groupe s’est rendu à Hambourg pour enregistrer. Avec l’idée, non pas d’un disque monochrome, mais bien d’un seul tenant, consistant, qui ne s’égarerait pas en route. « On adore tous nos disques. Mais forcément, avec le recul, certaines chansons nous posent question. Cela peut arriver par exemple que l’on inclut des titres qui ne sont pas forcément nos préférés, mais dont on sait qu’ils risquent de passer plus facilement à la radio, et nous assurer un minimum de visibilité. Cette fois, on a voulu n’en faire qu’à notre tête et proposer un album qui tourne autour d’une humeur. On se disait que ce serait un peu notre Automatic for The People (connu pour être « l’oeuvre au noir » de REM, sorti en 92, NDLR) « , confie Peter Turner.
De fait, Giants of All Sizes s’offre des libertés que le groupe ne s’était plus octroyées depuis longtemps -dès l’ouverture, avec les quasi sept minutes de Dexter & Sinister. « On s’était mis d’accord pour ne pas s’arrêter avant d’avoir exprimé très exactement ce qu’on voulait exprimer », dit Guy Garvey.
Cette nouvelle « densité », on peut la lire dès la pochette de l’album: le cliché d’une piscine chinoise prise d’assaut lors d’une vague de chaleur, les nageurs coincés les uns contre les autres, tels un banc de sardines, « où chacun est en quelque sorte « protégé » par une bouée en plastique, avec tout ce que la métaphore tragicomique peut raconter sur le monde actuel, les relations entre les humains, l’environnement… » La photo est colorée, mais l’image angoissante: la communauté n’est plus cet espace solidaire et réconfortant, chanté habituellement par Elbow, mais bien la première étape de ce qui a des airs de grand suicide collectif.
Bruit blanc
Pour être clair, à ce stade-ci de la conversation, personne n’a encore prononcé le b-word. Le Brexit est pourtant bien dans tous les esprits. Sur Empires, Garvey chante, visiblement résolu: « Baby, les empires s’effondrent à tout moment ». Regrette-t-il de ne pas s’être davantage mobilisé et utilisé sa notoriété lors du référendum? « Bien sûr. Et en même temps, je ne connais personne autour de moi, ni dans ma famille, ni dans mes amis, qui a voté en faveur du Brexit. Ce que cela dit? Sans doute que ma vision est tronquée par les privilèges que j’ai acquis. » Le chanteur précise: « Je n’ai jamais pensé que la moitié du pays était stupide ou raciste. Par contre, je constate qu’elle est assez malheureuse que pour tout miser sur une « certaine » forme de changement. L’élection de Trump, c’est la même chose. C’est plus qu’un vote de protestation, c’est un vote de désespoir. Ce genre d’opinions étant en outre renforcées par les réseaux sociaux et les algorithmes. Tout comme les miennes d’ailleurs! Parce qu’au bout du compte, le vrai problème est le manque de dialogue. C’est comme si chacun était coincé dans son fil de news personnel. Que l’on fasse encore partie ou non de l’Union européenne, j’ai fini par m’en foutre. Ce qui m’importe aujourd’hui, c’est que les divisions s’effacent, que les gens recommencent à discuter entre eux. »
Si la mélancolie a toujours fait partie de l’univers d’Elbow, elle glisse donc désormais vers quelque chose de plus amer. Voire de carrément désespéré. Sur White Noise White Heat, Garvey chante par exemple: « Je suis né armé d’une confiance/celle-ci n’a pas survécu au bruit blanc des mensonges ». » Ce morceau est né en réaction à l’incendie de Grenfell,d’une part (en juin 2017, une tour d’habitations sociales, à l’ouest de Londres, s’embrase, causant la mort de plus de 70 personnes, NDLR), et à l’attaque terroriste de Manchester, d’autre part. L’idée n’est pas de pointer qui ce soit du doigt, mais d’essayer d’exprimer la confusion que ces événements tragiques ont engendrée. Est-ce qu’il ne faut pas se demander jusqu’à quel point on est « complice » de cette situation? Par exemple, quand on accepte que son pays se lance dans une guerre illégale, ce qui conduit à créer du terrorisme intérieur; ou quand vous acceptez que des libertés civiles ou de sécurité soient rognées au nom du business, et que des gens finissent par mourir parce que des propriétaires n’ont pas pris les mesures de sécurité adéquates… Quand vous commencez à ruminer ce genre de pensées, cela devient difficile de se balader dans la rue le coeur tout à fait léger. » D’où le besoin de s’échapper, comme quand il chante un peu plus loin: « I wanna get high »? « Oui, tout le monde a besoin de décrocher à un moment, sinon ce n’est tout simplement pas supportable… Cette chanson White Noise White Heat, n’est pas évidente. On en a beaucoup débattu ensemble. J’ai changé des mots, essayé de trouver une autre manière d’exprimer ces sentiments, pour revenir à la première version. Au final, cela reste un peu inconfortable à chanter. Mais je l’accepte. Pour une fois, je n’affirme pas que tout va bien se passer. Mais au contraire que la situation est vraiment terrible, et que j’ai besoin de m’évader de ça un instant. »
À cet égard, les échappatoires ne manquent pas: une bonne cuite ou une grosse séance de crossfit, la dernière série Netflix ou une playlist zen sur Spotify. Sauf quand même la musique ramène son auditeur à ses questionnements, comme c’est le cas avec Giants of All Sizes… C’est l’éternelle question: l’art doit-il refléter la réalité ou proposer plutôt des alternatives, voire des portes de sortie? Jusqu’à quel point un artiste peut-il s’engager sans tomber dans la posture? Jusqu’où, à l’inverse, un chanteur peut-il faire semblant de rien? Guy Garvey chante par exemple: « Qui suis-je? Un genre de Mantovani (chef d’orchestre anglo-italien connu pour ses compositions sirupeuses, NDLR) jouant une berceuse alors que le ciel est en train de s’effondrer? Je crois que je lâche prise… » Garvey explique: « Pondre de grands morceaux rassembleurs, c’est quelque chose de très excitant. Ce sentiment de communion est complètement addictif. Mais cette fois, cela n’aurait pas sonné juste. »
Sombre, Giants of All Sizes n’est pas pour autant un album « dépressif ». Même plombé, Elbow refuse de se complaire dans un spleen par trop désabusé. Un morceau comme On Deronda Road, par exemple, s’ouvre sur une guitare country-folk aérienne qui élargit l’horizon. « Pour être honnête, le premier texte partait sur tout autre chose. Je revenais d’Inde où j’avais rejoint ma femme. Je découvrais le pays, c’était un voyage très fort, rempli d’images très marquantes. Quand Pete m’a fait écouter le morceau, j’ai commencé à pondre des paroles qui évoquaient les paysages et les sensations que j’avais pu découvrir là-bas. J’étais très fier. Mais je me suis vite rendu compte que ça ne collait pas, cela faisait vraiment « hey les gars, je suis parti en vacances au Rajahstan! » (rires) . J’ai tout jeté, et je suis revenu à des choses plus proches de moi. » En l’occurrence, On Deronda Road, la route qu’il emprunte chaque matin pour conduire son gamin à l’école. Ou l’intimité à chérir d’autant plus quand tout fait mine de s’écrouler autour…
Elbow, Giants of All Sizes, distribué par Universal. En concert le 25/03 à Forest National, Bruxelles.
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