Alors que la major EMI se comporte comme un caporal fauché en voulant vendre ses studios d’Abbey Road -QG historique des Beatles-, la vague des labels indépendants britanniques ne cesse de se diversifier. Enquête dans les pas de Katie Melua et de… Oussama Ben Laden.

Studios Abbey Road, métro St John’s Wood. Les Beatles y ont gravé entre 1962 et 1970 la quasi intégralité de leur affolant catalogue discographique, les membres de Pink Floyd, fabriqué leurs meilleures planeries seventies. Début 2010, l’annonce qu’EMI, propriétaire des lieux, désire liquider un morceau de sa propre histoire anglaise choque et rappelle le cynisme financier d’une industrie amnésique. Bien sûr, il y a la pression de l’actionnaire d’EMI depuis 2007 -le fonds privé Terra Firma- et les vertigineuses pertes annoncées pour la multinationale en mars 2009, 1 milliard 750 millions de livres avant taxes. Mais imagine-t-on la Reine d’Angleterre bazarder Big Ben pour soulager ses fins de mois? L’affaire ne se fera de toute façon pas selon le schéma imaginé -les studios Abbey Road viennent d’être classés- mais elle est symptomatique de la crise de croissance des majors. Constat cynique: le business du disque a toujours fait des allers-retours entre labels indépendants et majors. On pense aux Sex Pistols. Signé par EMI en septembre 1976, le groupe est remercié par la firme anglaise 4 mois plus tard, le vénérable label étant traumatisé par les scandales à répétition (1). Sur l’unique album studio des Pistols – Never Mind The Bollocks, sorti à l’automne 1977 chez l’indépendant Virgin-, le groupe se fend d’une chanson titrée EMI. Il y fustige de cinglante manière son ancien label. En 1992, Richard Branson vend Virgin pour un milliard de dollars à EMI. Et c’est donc aujourd’hui cette dernière qui distribue l’infâmeux disque des Pistols contenant le sarcastique EMI. Anglais ou ridicule? Les 2, mon Major!

A 25 kilomètres au nord de Londres paresse Elstree & Borehamwood, morne banlieue à basses maisons, traversée par un trafic qui débouche sur un complexe de studios de cinéma. Kubrick y a tourné des bribes de son chef-d’£uvre 2001: l’Odyssée de l’espace. En cette fin mars, dans les mêmes hangars, la pop-girl Katie Melua emballe le clip de The Flood, premier extrait de son quatrième album à paraître en mai. Budget: 65 000 livres.  » Katie a vendu 10 millions d’albums dans le monde, 65 000 livres est un budget moyen pour elle, on est allé jusqu’à 100 000, mais le tout premier clip ne coûtait que 5000 livres ». L’homme qui chuchote à mon oreille s’appelle Mike Batt: en 2002, il crée le label Dramatico, signe une Katie de 18 ans à peine et décroche un massif carton international.  » Elle est la chanteuse anglaise solo qui vend le plus de disques au monde », précise-t-il, pas peu fier. Batt, 61 ans, a fait un long parcours qui débute sur le même label qu’Elton John et Bernie Taupin, en 1968:  » En Angleterre, à la fin des années 60, il y avait 3 ou 4 majors, EMI, Pye, Decca. Et puis, des compagnies indépendantes: c’est dans l’une d’elles, Liberty Records, filiale d’une compagnie américaine, que j’ai commencé. On travaillait dans un bureau chic, à Mayfair. » Batt découvre une industrie encore mirifique où les Beatles ne sont que la pointe d’un considérable iceberg anglais. Les indépendants fleurissent comme les derniers soubresauts du swingin’ London. Débrouillard, Batt navigue dans le songwriting, touche à la production et l’A&R (terme qui désigne la recherche de talents et l’encadrement des artistes). Dans les seventies, il décroche un double jackpot en écrivant les musiques de la série TV The Wombles -bébêtes à fourrures transformées en Take That animalier- et Bright Eyes, ritournelle mondiale chantée par Art Garfunkel au printemps 1979. Alors que Katie Melua refait son playback dansant, Batt précise sa démarche indépendante:  » Au départ, j’ai investi mon propre argent -quelques centaines de milliers de livres, ma maison en garantie- dans mon label Dramatico. On était 3, moi, un ingé son et une secrétaire. J’en avais assez de devoir démarcher pour mes propres chansons chez des A&R âgés de 25 ans. On reste toujours une petite structure -14 personnes- bien plus autonome qu’une major. Quand le mec d’Universal-UK demande au mec d’Universal-France de sortir tel disque et que cela n’intéresse pas le Français, le disque est mort en France. Nous gérons tout de A à Z, et décidons de ce qui sort et quand. » Un bureau à New York, un autre en Allemagne en plus du QG londonien: Dramatico n’a qu’une dizaine de chevaux dans son écurie. La jument de course Melua -signée pour 7 albums… (2)-, l’étonnant poulain aborigène Gurrumul, une autre pouliche australienne, pop celle-là, Sarah Blasko(3), la doyenne monture Marianne Faithfull, sans oublier la championne du Tiercé hexagonal, Carla Bruni…  » Il est possible que j’aille bientôt à Paris travailler sur quelques morceaux avec elle » , laisse tomber Mike Batt, pas mécontent de fréquenter la sarkozienne. On a compris que la notion d' » indie » est aussi élastique que la sobriété de Peter Doherty: Dramatico lubrifie un catalogue entre pop et variété ni révolutionnaire, ni protestataire, exactement comme n’importe quelle major. Sauf qu’en matière de disque, ce ne sont pas les plus grosses qui sont forcément les meilleures.  » Il faut réaliser que maintenant, le pouvoir des majors est concentré entre 3 ou 4 décideurs: s’ils vous disent non, vous n’existez pas. C’est pour cela que les labels indépendants sont vitaux. Chez Dramatico, on est une sorte de tranche de major. »

En février 1976, un jeune diplômé de Cambridge, Geoff Travis, installe un magasin de disques -The Rough Trade Shop- au 202 Kensington Park Road, dans le quartier de Ladbroke Grove, à l’ouest de Londres. On y vend des imports dub et reggae, des obscurités américaines, des bizarreries, bref tout ce que les chaînes commerciales renâclent à vendre. Le punk arrivant, Rough Trade devient -également- un label et entame l’une des plus extraordinaires aventures indies du rock albionnais, à l’instar de Factory, Mute et Beggars (cf. encadré). Dès la production d’un EP des Buzzcocks, début 1977, Travis comprend qu’il ne suffit pas de fabriquer un disque, encore faut-il pouvoir en contrôler la distribution… Dans un marché ceinturé par les grandes compagnies, il crée son propre réseau de vente: un acte stratégique considérable. En 1982, la boutique déménage à 2 pas, au 130 Talbot Road, où elle trône toujours avec ses bacs indies, ses stocks de vinyles déviants et ses photos murales des grands fauves de 77. Le mec au comptoir n’était pas né quand Rotten éructait God save the Queen, mais fait tout comme. Entretemps, la BBC a raconté la saga Rough Trade, trop longue à disséquer ici, qui consacre un label hors du commun par la qualité de son grand personnel: après avoir embauché The Smiths -son coup de maître-, Travis s’embarque dans un glorieux trip qui débouche sur une faillite humiliante en 1991. Pas morte, la bête renaît en 2000, couche avec l’ennemi major (BMG entre autres) et se redore le blason en signant The Strokes et The Libertines. Désormais, Rough Trade est contrôlé par un autre indépendant, le Beggars Group. Ce puissant conglomérat d’indies gère également le destin de XL Recordings (The Prodigy, Gil Scott-Heron), 4AD (The National, Bon Iver) ou encore Matador (Cat Power, Sonic Youth). L’homme clé de Beggars s’appelle Martin Mills: comme Travis, il n’a pas répondu à notre demande d’interview, mais on a quand même, indirectement, croisé son chemin…

Londres sur Oussama

 » Martin Mills, propriétaire à 50 % de mon label Nation Records, était excité à l’idée de sortir le nouveau disque de Fun-Da-Mental. Il l’avait en mains depuis plusieurs mois, pensait faire une grande campagne de marketing et puis tout a dérapé à l’été 2006. » Aki Nawaz (1961) est un sacré mec, peut-être une version pakistanaise de John Lydon/Rotten, une sorte d’anarchiste organisé, arrivé outre-Manche à l’âge de 2 ans. Quinze ans après une première rencontre épique, on le retrouve dans un resto halal de Portobello. Aki y raconte l’épisode qui a sans doute changé sa vie. En 2006 donc, le disque de son groupe Fun-Da-Mental, All Is War, doit logiquement sortir sur Nation Records -fondé en 1988-, co-propriété de Martin Mills et du groupe Beggars, qui le distribue également. Mais les morceaux de l’album draguent la provoc, alignant sur la même ligne idéologique de résistance Che Guevara et Oussama Ben Laden.  » Ce disque avait pour but de faire réfléchir sur nos associations tout en refusant l’allégeance à toute forme de racisme et de nationalisme », précise Aki devant un cake à la banane. Quand le Sun a vent de l’album, il fait son boulot de journal populo-scandaleux, et met en Une la photo de Ben Laden à côté de celle d’Aki Nawaz.  » J’ai reçu des centaines de coups de téléphone… Je ne fais certainement pas l’apologie du terrorisme mais je pose la question de la résistance et du terrorisme de l’Ouest! Fuck l’Amérique. » A l’époque, Aki reçoit de drôles de coups de fil nocturnes et est persuadé que la police britannique ou le MI5 va lui régler son compte. Devant le refus de Beggars de distribuer le disque, il le fait presser en République Tchèque et se démerde pour le sortir. Indépendant? Vraiment! Quatre ans plus tard, Aki tourne des docs engagés en Bosnie ou à Gaza (http://vimeo.com/channels/fundamental) et, en attendant un nouveau Fun-Da-Mental, s’occupe toujours de son back-catalogue. Quinze cents chansons de Transglobal Underground, Natacha Atlas, Asian Dub Foundation et autres fusionneurs. Dans la nuit de Portobello, Aki parle de ses voisins, Damon Albarn ou Mick Jones de Clash. Devant une grille, il prend spontanément la position du Christ en croix: la révolution ne sera peut-être pas télévisée mais elle sera, à coup sûr, indépendante.

(1) Le 1er décembre 1976, remplaçant au pied levé leurs collègues d’EMI,

Queen (…) au show Today de Thames Television, les Pistols échangent une bordée d’insultes avec le présentateur -ivre- Bill Grundy, qui n’attendait visiblement que cela. Ce qui déclenche une invraisemblable fureur médiatique. Peu de temps après, quand le guitariste Steve Jones  » vomit sur de vieilles femmes » à Heathrow, EMI jette l’éponge.

(2) les contrats de plus de 3 disques sont exceptionnels…

(3) papier sur Blasko à paraître dans le Focus du 16 avril.

Texte Philippe Cornet, à Londres

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