Génération perdue

© DEAN RUTZ

RADIOGRAPHIE DE LA JEUNESSE AMÉRICAINE, CE PUISSANT ROMAN D’APPRENTISSAGE ILLUSTRE LE CHAOS EXISTENTIEL D’UNE GÉNÉRATION DÉPASSÉE PAR LES ÉVÉNEMENTS.

La Guerre des encyclopédistes

DE CHRISTOPHER ROBINSON ET GAVIN KOVITE, ÉDITIONS PLON, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR STÉPHANE ROQUES, 480 PAGES.

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Écrire un premier roman à quatre mains, c’est multiplier le risque de se planter par deux. Le risque qu’une voix écrase l’autre, que les styles jurent comme un pull rayé sur une chemise à carreaux, que le mélange forme des grumeaux, que la cacophonie l’emporte sur la symphonie. Mais quand ça marche, quand la greffe prend, le récit gagne en épaisseur, en profondeur et en densité, un peu comme une musique qui passerait de la mono à la stéréo. Ce bouquet de sensations surround, où le tout vaut plus que la somme des parties, on le retrouve à la lecture de cette Guerre des encyclopédistes, menée par d’illustres inconnus, Christopher Robinson et Gavin Kovite. On sait juste que le premier tutoie la poésie et que le second, qui a encore moins le profil de l’emploi, est militaire.

Un drôle d’attelage, donc, pour une fresque dressant en creux le portrait désenchanté de la jeunesse américaine des années 2000. Soit cette génération Y dont les idéaux, déjà fissurés par les attentats du 11 septembre, vont rapidement se dissoudre dans l’acide d’une réalité jouant sa propre partition immorale et cynique. Tout commence à Seattle un soir d’été de 2004. Pour la sixième fois de l’année, Halifax Corderoy et Mickey Montauk, deux amis qui se sont rencontrés par hasard en Italie l’année précédente, organisent leur soirée Encyclopédistes. « Ils n’avaient aucun véritable talent artistique, mais le don de pousser les plaisanteries les plus stupides à leur conclusion la plus absurde. Six mois plus tôt, pour en faire une sur la nature arbitraire de l’art moderne, ils avaient décidé de monter leur propre exposition. » Entre le concept arty fumeux et la fiesta étudiante, ces rendez-vous attirent leur lot de hipsters et l’attention de l’hebdo culturel branché local. De quoi gagner quelques points de coolitude en attendant de rallier les facs prestigieuses de Boston en septembre.

C’est du moins ce qui était prévu. Car Montauk, qui est aussi réserviste de l’armée, vient de recevoir son ordre de mission. Le jeune lieutenant part à Bagdad. Un contretemps certes, mais pas un crève-coeur, son engagement étant cimenté à l’argile de la tradition familiale et de la conviction de faire oeuvre utile pour entretenir la flamme du modèle américain. Le plus perturbé dans l’histoire, c’est Corderoy, garçon instable qui perd ce soir-là son compagnon de route en même temps que Mani, sa petite amie bohème et pointe du triangle amoureux, dont il est épris mais qu’il abandonne lâchement pour ne pas avoir à lui proposer de l’accompagner sur la côté Est, ce qui dénaturerait le voyage dans les hautes sphères intellectuelles qui l’attend.

Une redistribution des cartes qui va bousculer le cours de leurs existences, et amorcer la descente en piqué vers l’âge adulte, cette terre sèche et aride. Prenant un tour choral, le roman emboîte successivement le pas des deux complices et de leurs proches, entonnant sur tous les modes le refrain de la fin de l’innocence. Comme chez Tricia, la coloc de Corderoy, dont le militantisme humanitaire cache mal la posture romantique. Alors que ce dernier collectionne les déceptions, tant affectives qu’académiques -malgré ce moment d’épiphanie où son prof démontre que La Guerre des étoiles peur servir à illustrer toutes les théories sociologiques-, Montauk voit lui aussi ses illusions s’envoler dans le déluge de violence irrationnelle. Autant de séismes intimes consignés sur la page Wikipédia « Les Encyclopédistes » créée au départ comme une blague et qui devient à la fois l’interface de leur amitié et la tentative héroïque et poétique de sublimer leurs mauvaises expériences. « Les Encyclopédistes perdent peu à peu toute définition, comme une formation nuageuse un jour de vent faible« , peut-on y lire. C’est cet effacement de soi douloureux que ce roman élégiaque, à la fois drôle et tragique, réussit à rendre palpable.

LAURENT RAPHAËL

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