UN COFFRET REVIENT SUR LES ANNÉES 60 DE L’AUTEUR DE L’EMPIRE DES SENS, QUI PASSAIT LA SOCIÉTÉ JAPONAISE AU SCALPEL D’UNE CAMÉRA INVENTIVE ET RÉVOLTÉE. ESSENTIEL.

De Nagisa Oshima (1932-2013), le public occidental, et la postérité avec lui, retiennent généralement L’Empire des sens, sorti en 1976, qu’allait suivre celui de la passion, deux ans plus tard, ainsi que ses productions internationales, dont la plus fameuse reste Furyo et le ballet qu’y entamaient David Bowie et Ryuichi Sakamoto. Poursuivant une entreprise entamée avec La trilogie de la jeunesse, les éditions Carlotta reviennent donc fort à propos sur un pan moins familier de son parcours. A savoir, de 1961 à 1972, la décennie qui allait suivre la rupture fracassante du cinéaste nippon d’avec la Shochiku, après que cette dernière avait sabordé la distribution de Nuit et brouillard au Japon. Une décennie prolifique, balisée d’une bonne quinzaine de films, dont neuf sont repris dans ce coffret.

Le propre de ce type de somme consiste, notamment, à dégager les lignes de force de l’oeuvre -judicieusement soulignées, par ailleurs, par Mathieu Capel, docteur en études cinématographiques et spécialiste du cinéma nippon, qui resitue chaque opus dans son contexte, historique et filmographique. Elles sont, chez Oshima, d’ordres divers, aussi bien esthétiques que thématiques et politiques. De quoi poser le réalisateur, figure de proue de la Nouvelle Vague japonaise et le « cousin » d’un Godard, en agitateur formel en plus de l’auteur engagé, voire enragé qu’il était; un esprit mettant son souci de réinvention permanente au service d’un questionnement abrupt et frontal de la réalité japonaise -titre de l’un de ses films, Le Révolté pourrait aussi bien désigner l’artiste lui-même.

Le coffret s’ouvre, chronologiquement, par Le Piège, librement adapté en 1961 de la nouvelle Gibier étrange, de Kenzaburo Oe, le premier film réalisé par Oshima en dehors de la Shochiku -il créera sa propre compagnie, la Sozosha. Autour de l’histoire d’un pilote noir américain fait prisonnier dans un village des montagnes aux derniers jours de la Seconde Guerre mondiale, le cinéaste s’y livre à un réquisitoire virulent sur l’attitude japonaise pendant le conflit, tout en esquissant une opposition générationnelle. Son oeuvre, en effet, ne cessera de se mesurer à l’Histoire et à la société nippone, dont il dressera un inventaire sans plus de complaisance que de concessions, tordant au besoin le cou à divers tabous. A cet égard, et même s’ils peuvent apparaître plus anecdotiques, des films comme Le Journal de Yunbogi (1965) ou Carnets secrets des ninjas (1967) s’inscrivent parfaitement dans le flux tendu d’une filmographie au nerf toujours viscéralement critique, tout en témoignant de l’audace formelle de leur auteur. Faisant le procès des 40 ans d’occupation japonaise en Corée, le premier, un court métrage, s’appuie ainsi sur un dispositif -images fixes et voix off- n’étant pas sans évoquer celui de La Jetée. Quant au second, inspiré des dessins du mangaka Sanpei Shirato, il s’agit d’un étrange film-strip, le montage imprimant aux images fixes un mouvement traduisant un élan révolutionnaire traversant le temps, du XVIe siècle au Japon contemporain. Soit une oeuvre-laboratoire, par un cinéaste jamais en défaut de radicalité.

Conte cruel de l’enfance

A ce titre, La Pendaison (1968) constitue une forme d’aboutissement. Huis clos minimaliste assumant crânement son essence théâtrale -on peut établir une parenté avec le théâtre de l’absurde d’un Beckett-, c’est là une oeuvre résolument polémique. Reconnu coupable de meurtre, et condamné à mort par pendaison, R en réchappe cependant, frappé d’amnésie. De quoi remettre en cause les fondements de la décision de justice -peut-on pendre légalement un homme n’ayant plus conscience de ses actes?-, ses bourreaux tentant alors de lui rendre la mémoire. Soit une geste féroce, allant au-delà du pamphlet anti-peine de mort, pour s’engouffrer dans les failles de l’inconscient japonais -rien d’anodin à ce que R soit coréen. Cette audace de ton, doublée de la plus grande liberté formelle, on la retrouve encore dans Journal du voleur de Shinjuku (1969), inspiré de Jean Genet, et en prise sur l’effervescence artistique et contestataire du moment, et dans Il est mort après la guerre (1970), ainsi nommé en référence aux émeutes ayant agité Tokyo dans l’après 1968, où Oshima questionne la pertinence de l’activisme cinématographique, dans un dispositif tout autant charnel qu’intellectuel.

Adoptant une forme plus classique, Le Petit Garçon et La Cérémonie portent à sa quintessence l’art, singulier et furieusement rebelle, du réalisateur. Adapté d’un fait divers, le premier tient lieu de conte cruel de l’enfance, autour d’un garçon que son père, indigne, et sa mère impliquent dans une série d’arnaques consistant à faire semblant de se jeter sous les roues d’une voiture pour extorquer un dédommagement au conducteur; combine pathétique qui les entraîne dans un road-movie sans issue. « Si seulement le Japon était plus vaste », dont jusqu’aux fondements s’estompent, et même cette famille trouvant ici une expression dévoyée. Quant à La Cérémonie, maître film sinueux et chef-d’oeuvre aux teintes funèbres, il entrelace, sur 25 ans, une nébuleuse familiale traditionnelle à l’Histoire japonaise contemporaine, en un mouvement à l’ampleur désespérée, ne laissant d’autre issue apparente que le suicide ou la lente agonie. A l’aune de ceux-là, Une petite soeur pour l’été, qu’Oshima réalise en 1972, quelques mois après la rétrocession par les Etats-Unis de l’île d’Okinawa au Japon, apparaîtra certes comme mineur. Pour autant, on retrouve dans cet improbable imbroglio familial ces mêmes fantômes japonais qui n’ont cessé de hanter une oeuvre rendue ici à sa fulgurance magistrale.

NAGISA OSHIMA, UN COFFRET DE 9 FILMS (6 DVD ET 3 BLU-RAY). ED: CARLOTTA. DIST: TWIN PICS.

9

TEXTE Jean-François Pluijgers

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content