APRÈS SON PROCHAIN CONCERT À CHARLEROI, FRONT 242 PRENDRA UN BREAK INDÉFINI POUR CRÉER DE NOUVEAUX MORCEAUX. MAIS QUE RESTE-T-IL DES RÊVES DE « MUSIQUE CORPORELLE ÉLECTRONIQUE », NÉS AU DÉBUT DES ANNÉES 80? SONDAGE LIVE VIA UN CONCERT SUÉDOIS.

TEXTE ET PHOTOS PHILIPPE CORNET, À MALMÖ

TEXTE ET PHOTOS PHILIPPE CORNET, À MALMÖ

9 février 2012. Sur la banquette d’une loge tapissée comme un bordel de Barcelone, Jean-Luc De Meyer est blanc et lessivé, une serviette verte autour de la taille pour reprendre son souffle. Calé dans la porte du frigo pour une brise congelée, l’autre chanteur torse nu, Richard Jonckheere, tète un soda, le regard délavé par l’heure et demie de concert-transe qui vient de chavirer les 250 spectateurs du club Debaser de Malmö: au premier rang, un gamin, t-shirt Front, mime tous les lyrics et avale les samples comme autant de candys interdits. A ses côtés, un autre jeune mec, cheveux longs, pâleur death metal, muscles silencieux, dévore sans ciller No Shuffle, U Men, Welcome To Paradise ou Headhunter, tous écrits avant sa naissance . Derrière, c’est plus mélangé dans la strate des âges mais aussi excité. La testostérone du groupe est toujours là, même si l’agressivité viscérale d’autrefois s’est convertie en calories brûlées: les lames d’un métal imaginaire plient toujours sous une forme non reconnue de sensualité présumée barbare. Cette dose cyber-préhistorique boostée par le formidable batteur berlinois Tim Kroker -recruté en 1997- s’achève ce soir-là sur Funkahdafi, titre de 1985 qui parle « du leader de la révolution El Fatah ». Frère Mouammar est mort, Front continue son électro-révolution débutée en 1981.

Plutôt de gauche

Trente ans plus tard, c’est comment au juste les 242? Depuis le départ de Bruxelles en matinée jusqu’à Malmö -ville suédoise face à Copenhague-, les conversations avec Patrick (claviers), Daniel (mix actif) et Richard (chant) refont les souvenirs défaits. On revient mentalement à la MJ de Ganshoren -Bruxelles nord-, flashes de mecs en paramilitaires synthétiques, apoplexie sonore suintante. Puis on plonge au Plan K en pleine euphorie industrielle, buzz underground, naissance d’un genre baptisé Electronic Body Music. Au milieu des années 80, on suit Front dans un trip allemand halluciné avec visite à l’est encore reclus sous barbelés et communisme grognon: gueule ébahie des douaniers devant la fringue commando 242, souvenir perso face à l’intensité monstrueuse des concerts. Peu à peu, Front 242 se taille une carrière internationale, tourne dans la caravane US Lollapalooza aux côtés de Mercury Rev ou Rage Against The Machine, signe sur le label RRE de Pias. Période troublée où l’on croise dans les parages du groupe l’un ou l’autre futur CCC ou sympathisant, période Tueurs du Brabant, fachos à la gendarmerie, menaces d’extrême-droite, WNP, confusion idéologique maximale: la Belgique des années 80 a la gueule de bois. Patrick Codenys:  » La tension était omniprésente, dans les news démutipliées par le câble et les premières antennes satellites, dans ce rapport de force est-ouest, dans le mépris que l’industrie du « rock » montrait envers la nouveauté électronique. On s’est un peu confiné à cette idée de résistance, on a débusqué des fringues militaires peu chères en ayant aussi le désir de vouloir choquer. On s’est retrouvé dans une imagerie qui ne correspondait pas à celle du rock, d’où les amalgames avec les fachos alors qu’on est tous plutôt de gauche, et qu’on n’a aucune sympathie fasciste. »

Maison des Jeunes

A Malmö, le travestissement n’a pas disparu: les fans-vikings entretiennent le noir gothique, hormis un mec en n£ud pap blanc immaculé échappé d’un opéra de Strindberg. La modestie du club est inhabituelle: à Stockholm et Göteborg les jours suivants, Front bonde des espaces deux ou trois fois plus grands, jauge scandinave plus conforme à leur popularité. Avant le set, l’humeur est au beau fixe, Richard regarde en boucle un clip de Sébastien Tellier ( Pépito bleu) puis, hilare, diffuse son kitsch à la ronde. A 49 piges, « Richard 23 » reste le plus jeune et le plus emporté de la bande: épaissi avec l’âge, il est toujours l’équivalent scénique de l’eau versée sur l’huile bouillante. Son truc, c’est haranguer le public à coups de slogans crachotés et parcourir un jogging nucléaire de 90 minutes, bel imam sans religion. A l’exception de quatre extraits de Pulse –dernier album studio daté de 2003-, le concert couvre le répertoire 1982-1993. Au fil du temps -une dépression il y a une décennie, la découverte de la plongée aux antipodes-, Richard a tracé une route personnelle, plutôt joyeuse. Employé des Communautés Européennes depuis un bail, il a croisé les Revolting Cocks d’Al Jourgensen, conçu l’un ou l’autre projet électro ou, plus récemment, conseillé les jeunots de Soldout sur leur prochain album. Mais son ADN reste prioritairement celui de Front: longtemps cercle clanique, codé, autarcique, désormais plus ouvert.  » Ce qui nous a sauvés d’un éventuel star system, des enjeux du business, y compris après la tournée Lollapalooza en 1993 et les albums d’Epic qui voulait nous lancer comme un autre Depeche Mode », explique Patrick,  » c’est une forme d’anonymat et le fait qu’on n’ait jamais perdu l’esprit de la Maison des Jeunes de Ganshoren. On a pu s’engueuler mais on est restés amis. »

Taille planétaire

A l’époque, 1991, où Epic (label de CBS, futur Sony) lance Front 242 sur le marché nord-américain, c’est Richard qui fait le tour des antennes locales, de Chicago à L.A., on le gave de restos, bars et danseuses. Tyranny For You mode ricain. Patrick finit les mix du disque avec Daniel dans la maison-studio de celui-ci, à Aarschot (au-delà de Leuven) alors que Jean-Luc, alors directeur du personnel (…) dans une grosse boîte bruxelloise, est vampirisé par son boulot… Résultat: comme les deux autres produits par les Américains, Tyranny se vend à 300 000 exemplaires, chiffre qui relativise l’actuelle « internationalisation » de dEUS ou Ghinzu. Après l’éphémère Wallace Collection fin sixties, Front est le premier groupe belge à tailler une vraie carrière planétaire. Patrick encore:  » A ce moment-là, tu as la notion d’avoir le monde à portée de main. Je rentrais à Bruxelles et je regardais vers le haut des bâtiments comme si j’étais à New York ou Toronto (…), mais c’est sans doute la force des Belges, on relativise beaucoup les choses. Après Lollapalooza, on se retrouvait dans une situation bizarre: Daniel voulait partir et Richard trouvait que ne pas continuer dans cette voie-là, c’était manquer de graves opportunités. » Pour le troisième album livré à Epic Amérique, le groupe embauche une chanteuse extérieure (Christine Kowalski) et réduit les vocaux de Jean-Luc et Richard au minimum syndical: volonté narcissique de ne pas céder aux désidérata industriels.

Fables de Lafrontaine

 » Avec Lollapalooza, on a fait 31 dates consécutives, jouant régulièrement devant des foules de 20 000 personnes, je me suis dit que je ne voulais pas de ce genre de cirque rock’n’roll. Epic envoyait même des A&R chez moi, à Aarschot pour vérifier qu’on allait leur délivrer l’album qu’ils voulaient. Le manager perso de Michael Jackson, Ken Komisar, était l’un des visiteurs, c’était surréaliste. » A 58 ans, Daniel Bressanutti, fils d’immigrés italiens -il en a gardé la nationalité-, est le plus âgé et le plus discret membre de Front, n’apparaissant pas en scène et peu sur les photos. Producteur artistique du groupe -avec Patrick-, il travaille beaucoup en studio, et mixe chaque live tout en injectant ses propres séquences sonores dans le flux du concert.  » Je sais quand je dois boucher les trous, je fais des claviers, par exemple, quand Richard me laisse de la place. » Il y a quelques années, Daniel est parti habiter dans le sud-ouest de la France: du pays du foie gras et du rouge carmin, il continue à programmer ses fantasmes électroniques, notamment dans les projets partagés avec Patrick et leur société commune Art & Strategy. Un récent double CD baptisé Nothing But Noise est un cataplasme ambient très loin des sonorités parkinsoniennes de Front. Une bonne partie du futur artistique du groupe dépend de Daniel, même si le « blocage » n’est pas forcément de son fait. Jean-Luc, comme Patrick né en 1958, vient justement d’arriver à Malmö (tout droit de l’école) et embraye sur son gri-gri sémantique: les réécritures oulipiennes. Soit le pari de créer des textes sous contraintes, par exemple omettre tous les e dans une variation de la fable Le corbeau et le renard de Lafontaine… (1) Un délire ludique assez raccord avec l’attitude de ce quinqua universitaire, le moins discernable des quatre. En scène, son yin énergétique complète le yang à haute combustion de Richard, sans pour autant zenifier l’avenir:  » Je ne suis pas sûr de ce que je puisse encore écrire », confie l’auteur-propagandiste, à Malmö en tout cas, plutôt dubitatif sur ses capacités frontistes.

Virus et contre-culture

« Chacun de nos disques a été conçu comme un concept. » Quelques semaines après le hammam de Malmö, on retrouve Patrick dans son appartement lumineux à la limite de Koekelberg et Molenbeek.  » Je trouve que tous nos albums ont du sens, y compris le tout premier, Geography , sorti en 1982. Quand la gestion discographique ne pouvait plus se faire (au fil des années 1995-2000, ndlr), on a vécu dans l’ombre, tout en gardant notre puissance live, jouant de Varsovie à Boston, avec toujours un public. Ce cocon de l’underground nous a permis d’entretenir un culte et une notion du temps au-delà de l’argent. Je vis de la musique depuis 1981. » Seul groupe belge de l’histoire du « rock » à pouvoir endosser la naissance d’un genre -l’Electronic Body Music-, Front a aussi été parmi les premiers à trouver dans les synthétiseurs  » une architecture sonore et une vraie boîte à idées ». Alors bien sûr, on n’est plus en 1987 lorsque Patrick claque l’équivalent de 10 000 euros -le prix d’une bagnole- pour acheter une bébête synthétique hors prix (l’Emulator), bien sûr le groupe est toujours en procès avec Pias -depuis 1997…- pour récupérer une grosse somme de fric et la paternité de cinq albums essentiels des années 1987-1993 (2), mais bizarrement quelque chose de fort semble (sur)vivre dans ce groupe mythifié parfois pour de mauvaises raisons. Après deux concerts, à Charleroi le 23 mars et Budapest le 28 avril, ce sera la plongée dans la création. A entendre parler Patrick, aussi prof à La Cambre, du sens actuel de la « contre-culture » et d’une forme de vulgarité -plutôt que de vulgarisation- portée par Internet, on sent que le prochain Front, s’ils y arrivent, posera des questions chaudes sur ces flux et reflux de l’info. Patrick:  » Front est une sorte de virus qui s’est installé dans l’histoire de la musique, s’intégrant dans le système pour mieux le tuer (sic) . Je pense que notre travail est toujours de donner un sens à la contre-culture, on a besoin de se parler dans ce groupe, on avait des idéologies et des rêves, ce n’est pas fini. »

(1) À LIRE SON MINI-LIVRE TOUS CONTRAINTS, TOME 1: RÉÉCRITURES OULIPIENNES DE TEXTES CÉLÈBRES, MAELSTROM EDITIONS, 2008

(2) OFFICIAL VERSION, FRONT BY FRONT, TYRANNY FOR YOU, 06: 21: 03: 11 UP EVIL ET 05: 22: 09: 12 OFF

EN CONCERT LE 23 MARS AU COLISEUM DE CHARLEROI, WWW.MYSPACE.COM/FRONT242/SHOWS

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