From Brazil with love

© BRUNO FUJI

Deux livres du grand anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro remettent nos logiciels intellectuels à l’heure des Indiens d’Amazonie.

Notre francocentrisme nous masque l’évidence: cela fait longtemps que ce n’est plus seulement en français que les innovations se disent ou se pensent. C’est aujourd’hui partout dans le monde que les philosophes, les historiens, les sociologues, les psychanalystes, les théoriciens de la culture ou de l’image les plus radicaux, les plus inventifs, travaillent. De ceux-ci, le grand anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro n’est pas le moins important. Figure de la gauche, dont il a suivi de près, au Brésil, l’ascension puis la chute, professeur au Musée national de Rio, dont il a vu disparaître dans les flammes, il y a un an, les collections ethnographiques uniques au monde, il est d’abord un théoricien aussi brillant que fou. Son livre Métaphysiques cannibales (Puf, 2009), ainsi que l’immense article qu’il avait signé avec sa compagne Déborah Danowski, L’Arrêt de monde, dans l’ouvrage collectif De l’univers clos au monde infini dirigé par Émilie Hache (Dehors, 2014), l’avaient introduit aux lecteurs d’ici. Ce ne sont pas moins de deux nouvelles traductions qui permettent désormais de comprendre les ramifications les plus décisives des idées de celui qui a fait de ce qu’il appelle « perspectivisme » une nouvelle manière de penser notre monde -apprise auprès des Indiens Araweté d’Amazonie. La première, Politique des multiplicités, est un exercice de lecture virtuose consacré à la figure, hélas un peu oubliée, de Pierre Clastres, que ses travaux au contact de plusieurs peuples indiens du Paraguay ou du Brésil avaient conduit à défendre la possibilité de sociétés conçues toutes entières « contre » l’État. À rebours du regard de ses contemporains des années 60, l’anthropologue refusait de voir les sociétés amérindiennes comme des sociétés « sans » État, et donc incomplètes.

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Pour Clastres, ce qui pouvait apparaître comme des collectivités anarchiques, sans foi ni loi, où les principes les plus élémentaires de la civilité seraient bafouées, devait au contraire être lu comme autant d’exemples du fait que le destin politique fixé à tout groupe humain par la raison occidentale n’était pas inévitable, ni même désirable. Lisant Clastres, Viveiros de Castro ne dresse pas seulement un portrait intellectuel vibrant de celui qui, comme il le dit un jour, lui a permis, à son tour, de se construire « contre » l’État (en l’occurrence, celui du Brésil), mais il propose aussi un scénario possible pour le développement de nouvelles formes de relations avec ce qui nous entoure, basé sur l’exemple des sociétés que l’anthropologue français avait étudiées. Dans L’Inconstance de l’âme sauvage, à l’inverse, c’est à la relation ironique de la sidération exprimée, au XVIe siècle, par les missionnaires entrant en contact avec les Amérindiens, prêts à la fois à se convertir aussitôt au christianisme, mais le combinant sans difficulté avec leur propre héritage cannibale, qu’il dévoue ses efforts. Comme les penseurs que dénonçait Clastres, les religieux venus d’Occident avaient raté l’essentiel: ce que les Indiens d’Amérique du Sud avaient à leur montrer était d’abord une chance de voir le monde d’une manière radicalement autre. Nous en avons plus que jamais besoin.

From Brazil with love

Politique des multiplicités

D’Eduardo Viveiros de Castro, éditions Dehors, traduit du portugais (Brésil) par Julien Pallotta, 160 pages.

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L’Inconstance de l’âme sauvage

D’Eduardo Viveiros de Castro, éditions Labor et Fides, traduit du portugais (Brésil) par Aurore Becquelin et Véronique Boyer, 184 pages.

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