Avec No Country For Old Men, Joel et Ethan Coen signent un film âpre hanté par la violence. Rencontre avec 2 stylistes de la noirceur humaine.

Leur adaptation du fort et sombre roman de Cormac McCarthy offre un spectacle singulier par le style comme par le sujet. Les frères Coen nous emmènent dans le sillage d’un homme qui emporte un magot trouvé sur les lieux d’un massacre entre trafiquants de drogue ( voir notre critique en page 80). Nous n’y sommes pas seuls, car des gangsters furieux, un tueur psychopathe et un shérif mélancolique sont aussi de cette étonnante poursuite. Parfois, l’humour s’y glisse. Souvent, la violence y explose. Et toujours y règne une tension que seuls les auteurs de Fargo et de Miller’s Crossing sont aujourd’hui capables d’installer dans un film.

A Cannes où nous les avons rencontrés, les frangins très complices avaient, en plein radieux printemps, une tête quelque peu hivernale. Le rasoir peut-être oublié de l’autre côté de l’Atlantique, la mine pâlichonne, le thé fumant devant eux, ils projetaient une impression frileuse que relayaient parfois des propos très prudents (pas question de voir une dimension politique au film, par exemple). Mais les duettistes n’en étaient pas moins prêts à dévoiler quelques facettes de leur remarquable travail.

Aviez-vous le western en tête au moment d’aborder cette histoire?

Joel Coen : c’est inévitable d’y penser, déjà par le double fait que l’action prend place dans l’ouest et que le personnage principal, Josh, possède nombre de caractéristiques liées au genre. Mais en lisant le roman, et à la lumière de l’£uvre globale de Cormac McCarthy, c’est plus vers le genre criminel que se sont tournées nos pensées. Un genre criminel approché de manière incroyablement originale et subversive.

Le film parle d’une certaine Amérique, mais il nous dit quelque chose à tous sur l’état du monde.

Joel : Il est clair, à nos yeux, que cette histoire ne pouvait s’imaginer hors d’une certaine partie des Etats-Unis. Les indications du romancier sont on ne peut plus précises. L’action se déroule dans une partie à la fois morne et triste, mais aussi paradoxalement belle, de l’ouest du Texas. C’est une région si particulière que la plupart des Texans n’y ont jamais mis les pieds! McCarthy la connaît intimement, pour y avoir vécu des années. Nous-mêmes en étions un peu familiers. Ce fut très intéressant de trouver nos réponses instinctives à la présentation très poétique qu’en fait l’écrivain. Nous n’aurions jamais pu transposer le film dans un autre décor.

Ethan Coen : en même temps, ce qui est dit de la condition humaine, certes en rapport avec son environnement, dépasse largement tout aspect spécifique pour atteindre une évidente universalité. Par-delà les personnages, les lieux, et même l’époque.

Le film est particulièrement silencieux, économe sur le plan sonore. Un choix délibéré?

Ethan : il nous est apparu très vite qu’au plus tranquille serait l’atmosphère sonore du film, au mieux il fonctionnerait. Peut-être parce que c’est un raccord avec des paysages très nus, quasi abstraits et eux-mêmes silencieux. Le désert n’est pas la forêt équatoriale.

Joel : il y a beaucoup de musique dans Lawrence d’Arabie, Ethan…

Ethan ( rire) : oui, bon. Je dirais alors que l’usage très parcimonieux de la musique permet d’accroître l’impact des effets sonores spécifiques que nous avons placés dans les scènes de suspense, par exemple.

Vous posez-vous la question de la violence et de comment la représenter?

Joel : oui, certainement. Nous n’avons aucune règle, aucune théorie, à propos de la manière d’aborder la violence dans nos films. C’est une question de calibrage, au cas par cas. Le contexte dans lequel vous inscrivez la violence, et ce qu’elle y signifie, sont plus importants que la quantité. Pour nous, les choses trouvent leur juste mesure de manière quasi instinctive, sans grande réflexion préalable. Vous avez un moment précis du récit, et il vous dit comment y filmer la violence. Une chose qui peut vous sembler exagérée, inappropriée ou même choquante dans un certain contexte peut être parfaitement acceptable et même justifié dans un autre.

Ethan : on ne peut aborder cette question de manière théorique. Ce serait comme se demander quelle quantité de rouge on peut mettre au maximum dans un décor. Un rouge n’est pas l’autre, un décor n’est pas l’autre.

Il n’y a pas, pour vous, d’éthique de la violence à l’écran?

Joel : nous sommes conscients de l’impact, du pouvoir qu’a la violence quand on l’utilise à l’écran. La calibrer justement est donc chose importante, et nous nous y attachons. Mais sans présupposé théorique ou impératif supérieur.

Ethan : en l’espèce, nous racontons la trajectoire d’un personnage confronté à un monde d’une grande violence. Cette violence est inhérente à l’histoire.

Vous avez choisi Javier Bardem pour incarner le summum de cette violence, une créature toute de nihilisme et de brutalité machinale.

Ethan : c’est un personnage qui aurait pu n’être que ça, machinal et destructeur, comme un Terminator. Et donc devenir peu à peu ennuyeux. Il fallait éviter les clichés, d’où l’idée de prendre un comédien formidable et aussi inattendu.

Joel : Javier n’est pas du genre à reproduire des clichés.

Ethan : et de toute façon, rien de ce qu’il faisait ne pouvait être ennuyeux avec la coupe de cheveux que nous lui avions fait adopter ( rire)!

Il se chuchote que votre prochain film pourrait avoir une dimension directement politique…

Ethan : il se situera en bonne partie à Washington, et plusieurs personnages y évolueront aux marges de la CIA et d’autres services gouvernementaux. Mais il relèvera plus de la comédie que du film politique… Les héros de ce film seront définitivement « plus petits que la vie », des gens sans aucune importance. Aucun d’entre eux n’aurait les épaules assez larges pour représenter quoi que ce soit de significatif ( rire)!

ENTRETIEN LOUIS DANVERS

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