Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Un véritable théâtre de la cruauté où se contorsionne un étrange érotisme. Il suffit d’avoir une seule fois sous les yeux les images de Joel-Peter Witkin, photographe né à Brooklyn en 1939, pour qu’elles se fixent à jamais sur la rétine. Un vieillard masqué au bras flasque et à la peau de parchemin s’apprête à s’enfoncer un énorme clou dans la narine. Une nature morte traversée de membres épars, de tentacules, de fruits trop mûrs et d’un bébé éventré, compose un imprévisible écho aux tableaux de Frank Snyders. Un homme nu et masqué, à qui il manque un bras, pose la main sur un crâne, son sexe circoncis menaçant directement la boîte osseuse. Il y en a d’autres, innombrables. De plus sereines aussi. Elles ont en commun le parti pris d’esthétisme, emprunté aux textes et aux livres d’images des religions, qui met à jour le lien inextricable entre « la souffrance et la beauté, entre le martyr et la splendeur« . A travers ses compositions savantes, Witkin donne à voir la grâce enfouie au plus profond de la misère de l’homme. Un aphorisme sous-tend l’entièreté de cette oeuvre qui peut se formuler de la façon suivante: « Nous ne savons pas comment vivre et nous ne le saurons jamais. » Cette conviction de fragilité et d’innocence, le photographe exclusivement argentique la tient de sa propre existence. Celle-ci s’ouvre sur un événement fondateur. Enfant, il assiste à un spectaculaire accident de voiture. A ses pieds roule la tête d’une fillette décapitée par la violence du choc. Il n’a pas 7 ans. Plus tard, lors de son service militaire effectué en pleine guerre du Vietnam, il sera chargé de documenter la vie des soldats, tout particulièrement les accidents et les suicides. Au moment d’entamer sa carrière professionnelle, il fait la connaissance de nombreux « monstres », vedettes de spectacles forains dont il va se servir pour ériger un pan effroyable et sublime -à l’aune de nos destins- de son approche.

L’anti-Cartier-Bresson

La matière première dont Witkin s’empare ne dit pas tout de son travail. Il est à proprement parler, comme le rappelle le communiqué de la Keitelman Gallery, « l’antithèse de l’instant décisif » si cher à Henri Cartier-Bresson. Chez lui, la photographie est oeuvre mixte dans laquelle la prise de vue n’a rien de central. Pour réaliser une image, Joel-Peter Witkin esquisse un croquis, au crayon ou au fusain, dans lequel il détaille très précisément la mise en scène qu’il souhaite. Parfois, c’est même l’idée d’un titre qui lui souffle les contours d’un cliché. Après la prise de vue, toujours menée dans des conditions de studio -même en extérieur-, vient son « instant décisif » à lui, celui du tirage. Plutôt que de parler « d’instant », mieux vaut évoquer une « durée » en ce qu’il entre en chambre noir comme d’autres s’installent à leur bureau pour écrire. En cela, il redore le blason de l’art du multiple qu’est la photographie, la travaillant comme une toile en grattant, déchirant ou en la confrontant à d’autres hasards dont il tire les ficelles. Il accomplit ainsi la tâche ultime de tout artiste digne de ce nom, qui est de ne pas seulement apporter sa contribution au médium qu’il utilise… mais de le changer en profondeur.

MICHEL VERLINDEN

LOVE AND OTHER REASONS, JOEL-PETER WITKIN, KEITELMAN GALLERY, 44, RUE VAN EYCK, À 1000 BRUXELLES. JUSQU’AU 29/03. WWW.KEITELMANGALLERY.COM

MICHEL VERLINDEN

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