PLUS DE QUINZE ANS APRÈS SA SORTIE, FANTAISIE MILITAIRE RESTE UN SOMMET INDÉPASSABLE, LE MAGNUM OPUS D’ALAIN BASHUNG. À L’OCCASION DE SA RÉÉDITION, RETOUR SUR LA CONFECTION D’UN CHEF-D’oeUVRE.

« C’est bizarre. Les gens naissent, font des choses, meurent, puis quelqu’un d’autre les remplace, et ainsi de suite. Bashung non. Il n’a pas été remplacé. C’est comme Marc Moulin. A l’endroit où ils étaient, il y a un trou. » Jean-Marc Lederman touille vaguement dans son bol de café. Sans parler d’héritier, personne n’aurait donc pris la place laissée vacante? « Non. Personne qui arrive à sa cheville en tout cas. C’est « Circulez, ‘y a plus rien à voir. ». »

L’ultime sortie de route a eu lieu le 14 mars 2009. Alain Bashung laissait alors le dernier mot au cancer du poumon diagnostiqué un an et demi plus tôt. Quinze jours auparavant, il était encore apparu aux Victoires de la musique, le temps d’ajouter trois trophées aux neuf déjà accumulés: un record. Le plus marquant d’entre eux est probablement celui obtenu en 2005. Fantaisie militaire avait alors été élu « Meilleur album des 20 dernières années ». Et, comme c’est parti, des 20 suivantes.

Le disque bénéficie aujourd’hui de la réédition de rigueur. De quoi le désigner, s’il en était encore besoin, comme une étape charnière dans la trajectoire d’Alain Bashung, magnum opus qui deviendra également une borne incontournable dans le paysage musical français.

Jeu de piste

Au générique de Fantaisie militaire, on retrouve notamment le nom de Jean-Marc Lederman. Issu de la scène électronique, le Belge a connu le succès avec The Weathermen au milieu des années 80. Il a aussi bossé avec les Anglais indus-new wave de Fad Gadget ou The The. Au début des années 90, Bashung le contacte une première fois pour travailler sur Chatterton. A l’époque, Lederman vient de sortir deux albums solos en un an: l’un ambient, l’autre metal, tous les deux construits à partir des mêmes samples. « Au départ, je ne connaissais pas bien Bashung. Pour moi, c’était un chanteur de variété, le mec de Gaby Oh Gaby. » Quand il se rend au rendez-vous fixé au studio ICP, à Ixelles, Lederman a donc emmené avec lui une cassette DAT avec ses moments les plus pop. « Ce n’était pas du tout ce qu’il attendait! », se rappelle-t-il. « Ce que je veux, disait-il, c’est que tu délires complètement, que tu ailles à fond dans les sons » En fait, Bashung cherche quelqu’un qui est à l’aise avec les techniques de sampling. Finalement, Jean-Marc Lederman bidouille un premier morceau. La sauce prend. Bashung lui en confiera cinq autres, qui atterriront tous sur l’album Chatterton.

« C’était sauvage. Technologiquement, ce n’était pas évident. Je bossais chez moi, en aveugle. Puis je passais au studio avec mon sampler et mon sequencer, et on downloadait ce que j’avais fait. » La suite est un grand jeu de piste. Bashung découpe, permute, transforme, redessine, multiplie les options pour être certain de ne pas louper la bonne. « Personne ne savait vraiment ce qui se passait. »

Celui qui se disait « autiste-compositeur » n’en reste pas moins un être chaleureux, attentif, drôle même. Il faut juste pouvoir suivre les contours parfois sinueux de sa pensée. « Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui vivait à un rythme pareil. Il avait un timing différent des autres humains. Quand vous lui posiez une question, il prenait une minute pour réfléchir. C’était particulier. Il sait ce qu’il veut, il cherche la bonne réponse, il ne veut en donner qu’une. »

Chatterton sort en 1994. Lancé par le single Ma petite entreprise, c’est un succès. Mais c’est surtout un disque de transition. Deux ans plus tard, Bashung rappelle Lederman. « Je prépare un nouvel album, est-ce que tu veux me proposer des chansons? » Sauf que le Bruxellois n’a jamais composé pour d’autres. Bashung lui propose alors d’envoyer une série de sons et d’atmosphères. « J’ai bossé sur sept extraits très différents: un truc métal, une ambiance plus ethnique -ce qui est devenu Ode à la vie-, ou très synthétique -qui sera utilisé pour 2043…«  Pour en discuter, Jean-Marc Lederman fait le trajet jusque Paris. « L’échange était déjà très différent. Il y avait moins ce « buffer » temporel. On était davantage dans le même espace-temps. » Peut-être parce que le grand timide s’est habitué. A moins qu’il ne sente déjà qu’il tient là son chef-d’oeuvre…

Comme un Lego

Quand Bashung se lance dans ce qui deviendra Fantaisie militaire, il est pourtant mal en point. La réalisation de Chatterton n’a pas été une partie de plaisir, loin s’en faut. Histoire d’évacuer au plus vite les frustrations, il s’est lancé dans une grande tournée. Mais quand il se pose enfin, la déprime le ronge. Bientôt, son mariage capote. Groggy, Bashung est envoyé en maison de repos. Il en fera une chanson, Le Pavillon des lauriers: « Au pavillon des lauriers/il faut voir à ne célébrer que l’insensé/Je veux rester fou. » Quand il sort enfin la tête de l’eau, Bashung sait que son salut passera une nouvelle fois par la musique et l’immersion dans un nouveau disque. Il convoque son vieux camarade de jeu, Jean Fauque, lui-même empêtré dans des tracas familiaux. L’alchimie est pourtant à nouveau au rendez-vous. Fauque aligne les jeux de mots et les tournures dada, dans lesquels Bashung pioche pour mieux les déstructurer, les réassembler. Un vrai jeu de Lego…

Pour la musique, il invite Jean-Marc Lederman, mais aussi Richard Mortier, qui l’a longtemps accompagné sur scène dans les années 80. Un duo va surtout prendre la main: celui formé par Edith Fambuena et Jean-Louis Piérot, connus sous le nom des Valentins. Bashung a notamment apprécié leur boulot sur Genre humain, l’album de Brigitte Fontaine. Dans la liste des crédits, il a également noté le nom de Jean Lamoot, un jeune ingénieur du son.

Tout comme avec Jean-Marc Lederman et son sampler, Bashung cherche en effet quelqu’un capable de triturer la matière musicale. A ce moment-là, Jean Lamoot est l’un des seuls en France à maîtriser le Pro Tools. Le nouvel outil est révolutionnaire. Sorte de mini-studio digital, il permet toutes les manipulations et tous les allers-retours. Une bénédiction pour Bashung. « Il avait envie de faire des mélanges. L’idée était de confier aux différents arrangeurs le minimum: juste un rythme et une voix. Et ensuite de pouvoir croiser les différentes pistes. Il n’hésitait pas, par exemple, à prendre un solo de guitare et le placer sur un autre titre. » Avec le Pro Tools, et son interface graphique simplissime, l’exercice devient presque un jeu d’enfant. « Il était fasciné! » Enfin, Bashung pouvait laisser libre cours à tous ses fantasmes musicaux!

Pendant plus de trois mois, il investit le studio Antenna, place de Clichy, à Paris. « Trois mois d’exploration, de recherche, de mise en forme. » Après les séances, Bashung n’a qu’à traverser la rue pour retrouver l’hôtel dans lequel il a loué une petite chambre, croisant dans les couloirs les prostituées de Pigalle. Au studio, Jean Lamoot rassemble toutes les propositions. Un seul Pro Tools ne suffit plus à compiler toutes les options. Il faut en ajouter un second.

Une scène classique: Bashung est dans la cuisine, écoutant de loin ses troupes multiplier les essais. « Quand il entendait quelque chose qui l’excitait, il passait alors une tête, le pouce levé. Mais si cela n’allait pas, il attendait le dîner pour faire ses commentaires. Même dans ces moments-là, il avait la grande classe d’en parler en lançant d’autres pistes », plutôt qu’en appuyant là où ça fait mal. Le terrain de jeu est grand ouvert, les possibilités infinies, et les consignes du patron minimales. Malaxe, chante Bashung… « C’était quelqu’un d’une délicatesse extrême. Il donnait à chacun le temps, les moyens et toute la liberté de s’exprimer. Il ne communiquait par exemple jamais son doute. Pour lui, il était important de finaliser les choses avant de livrer un jugement définitif. »

Le grand puzzle

Par la suite, le producteur britannique Ian Caple reprendra la main pour tisser l’album définitif. Jean Lamoot est forcément un peu déçu. « Je comprenais la démarche. Mais je voulais quand même qu’il sache qu’il pouvait compter sur moi si Ian avait par exemple besoin d’un coup de main. Du coup, il m’a rappelé et je me suis retrouvé à suivre les travaux jusqu’au bout du processus! » Dans la dernière ligne droite, Bashung ressort encore un titre à préciser. La solution se fait attendre. « Finalement, quatre ou cinq jours avant d’enregistrer les prises définitives, les Valentins ont changé la métrique du morceau. » Son titre: La nuit, je mens. Il deviendra l’un des classiques insubmersibles de l’oeuvre de Bashung.

Un an et demi après avoir lancé les premières manoeuvres, Fantaisie militaire atterrit tout doucement, fignolé jusqu’à la dernière minute. Dans les crédits de l’album, personne n’est oublié. « Alain était très clair sur ce qui appartenait à chacun. » A Bruxelles, Jean-Marc Lederman n’a plus jamais eu de nouvelles. Il a presque complètement perdu de vue ses premiers travaux, livrés six mois auparavant, quand à nouveau le téléphone sonne. « A l’autre bout du fil, Bashung, se souvient Lederman: « Allo, c’est Alain. Je suis à Londres, je termine l’album. Est-ce que cela t’ennuie s’il y a deux morceaux à toi? » « Ecoute, Alain, je t’envoie tout de suite mes avocats (rires). » Plus sérieusement, j’étais complètement surpris, étonné même qu’il ait gardé mes trucs, alors qu’il devait crouler sous les propositions. C’était un honneur, que vous ne pouvez prendre qu’avec humilité. Surtout quand vous entendez ensuite les morceaux incroyables qui se retrouvent avant et après les vôtres. »

Fantaisie militaire sortira finalement le 4 janvier 1998. Il deviendra un succès à la fois critique et commercial (certifié disque de platine), consacrant définitivement Bashung comme l’un des héros musicaux de l’Hexagone, musicien génial capable de croiser rock et variété, science du tube atypique et sens de l’expérimentation. Un an plus tard, l’album triomphera encore aux Victoires de la musique, avec trois récompenses: « Artiste-interprète de l’année », « Album de l’année », et « Meilleur clip » pour celui de La nuit, je mens.

Pour ceux qui y ont participé, l’album semble avoir laissé une marque indélébile. Jean Lamoot: « Forcément, il a changé ma vie. Ce genre d’expérience vous donne énormément de confiance. Et puis elle change aussi le regard des gens sur votre travail. Tout est plus facile. » Par la suite, Lamoot retrouvera encore Bashung sur l’Imprudence et, tout à la fin, l’Homme à tête de chou.

Jean-Marc Lederman a également gardé le contact. Quand Bashung passe une dernière fois en concert à l’Ancienne Belgique, à l’automne 2008, il monte dans sa loge. « On a bu un thé, juste à deux. Bizarrement, il avait l’air rassuré. Comme si d’avoir reçu toutes ces preuves d’amour de ses contemporains l’avait calmé. Pour une fois, il était dans le moment. C’était très fort. On a parlé de refaire un truc ensemble. Puis, finalement, voilà… Quand j’appelle, ça ne répond plus… »

ALAIN BASHUNG, FANTAISE MILITAIRE, 3 CD, DISTR. UNIVERSAL.

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TEXTE Laurent Hoebrechts

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