Famille recomposée

© Yann Stofer

Infiltré dans une famille de surdoués, un roman d’initiation génial, drôle et désarmant, initialement écrit en anglais par une Française.

À la première page du livre, Isidore, onze ans, est contrarié par la présence d’une tache marron foncé sur le canapé marron clair du salon. L’auréole le met mal à l’aise.  » Pourquoi cette tache te dérange tant que ça? », me demandait ma mère, et moi, ce que je n’arrivais pas à comprendre, c’est pourquoi j’étais le seul que ça dérangeait. » Ce poste d’observateur, de vigie habitué à relever candidement ce que tout le monde fait mine de ne pas voir, est peut-être celui qui définit le mieux Isidore au sein de la famille Mazal. Dernier d’une fratrie de cinq, il peine à valoriser sa place. Tous ses frères et soeurs affichent des QI affolants: ils sont ces êtres supérieurs mi-blasés mi-dépressifs au parcours scolaire accéléré et qui usent de références deleuziennes ou flaubertiennes dans les échanges les plus banals (une suite de scènes hilarantes). Alors que « Dory » se sent désespérément normal. La preuve: il veut devenir professeur d’allemand. En attendant, il traîne avec Denise, la fille la plus neurasthénique de son école, et rend des visites à Daphné, la doyenne des Français (et bientôt du monde). Entre deux tentatives de fugue ( » J’étais persuadé que si je fuguais, ça ferait plaisir à ma mère. Elle se plaignait tout le temps qu’on n’était pas assez aventureux. »), il explore la ligne de partage entre intelligence et normalité:  » T’as pas remarqué que Bérénice, Aurore et Léonard se sont tous inscrits en thèse parce qu’ils pensaient qu’ils allaient trouver des réponses à toutes leurs questions, mais qu’au lieu de ça, il leur faut de plus en plus de temps pour répondre à des questions de plus en plus simples? Ils divisent toutes les questions en une infinité de sous-questions maintenant, et les sous-questions sont tellement compliquées qu’ils finissent par revenir à la question originale. Ils sont devenus cinglés. » L’annonce de la mort soudaine de leur père va confronter le clan à ses mécanismes les plus implicites, et pousser Isidore à se poser toujours plus de nouvelles questions…

Famille recomposée

Auto-traduction

Isidore et les autres est une variation drolatique sur une ligne de basse plutôt tragique. Un récit d’initiation faussement naïf. Et régulièrement bouleversant. On pense à L’Attrape-Coeurs de Salinger ou au gang de surdoués bizarres de La Famille Tenenbaum de Wes Anderson. Ces influences américaines, Camille Bordas les assume d’autant mieux sans doute qu’elle a d’abord écrit son livre en anglais. Un défi pour cette Française exilée à Chicago (elle y vit avec l’écrivain Adam Levine), et qui n’était pas bilingue à la base. Si la contrainte aura indubitablement donné son grain irrégulier-irrésistible à la voix d’Isidore en version originale (aux États-Unis, le livre a été plébiscité par rien moins que Zadie Smith ou George Saunders), Bordas s’est elle-même chargée de lui trouver un équivalent en français à l’heure de lui faire repasser l’Atlantique (donc d’adapter dans sa langue maternelle l’intégrale de ces 336 pages). Histoire rare et fascinante d’auto-traduction: il existe aujourd’hui deux objets-livres Isidore et les autres ( How to Behave in a Crowd en VO) signés de la main de Camille Bordas, dont les liens de parenté (cousins d’outre-Atlantique? frères échangés à la naissance? jumeaux monozygotes contrariés?) sont un peu compliqués à expliquer. Comme toujours dans les familles.

Isidore et les autres

De Camille Bordas, éditions Inculte, 414 pages.

8

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content