En 71, fuyant l’impôt anglais, les Stones s’installent sur la Côte d’Azur. Dans des conditions de décadence aiguë, ils y enregistrent l’essentiel d’Exile On Main Street, viscéral double album bluesy. La réédition étincelante qui sort ce 17 mai rappelle sa grandeur rauque.

Ce soir d’été 1971, Jagger est parti refaire le monde tropézien avec sa nouvelle épouse, Bianca Perez Morena de Macias, jet-setteuse nicaraguéenne. Charlie et Bill ne sont pas en vue ou dorment peut-être dans l’une des 16 pièces de Nellcôte, la plantureuse maison que Keith Richards loue à Villefranche-sur-Mer. Au sous-sol noctambule, Keith se retrouve seul avec le producteur Jimmy Miller et le saxophoniste Bobby Keys, texan, partenaire de bourlingue. Keith a ce riff en tête, un truc cabossé, qui semble récurer l’ampli de son électricité naturelle, un dos d’âne baptisé Happy: Miller se met à la batterie, Keys lustre son cuivre et à 3, ils tricotent l’un des morceaux phares d’ Exile On Main Street, qui ne sortira qu’au printemps suivant, après une longue étape supplémentaire aux Sunset Sound Studios de L.A. A peine dégagés de leurs déboires juridico-financiers avec Allen Klein (1), les Stones refusent la voracité fiscale du gouvernement anglais: 93 % de taux d’imposition… Dans le nouveau documentaire présenté au Festival de Cannes 2010, Stones In Exile (2), Jagger s’explique:  » En mars 1971, on a fait une tournée d’adieu en Angleterre et c’était très émouvant, le public pensait qu’on ne reviendrait jamais. Mais j’ai dû quitter le pays pour payer les taxes que je devais ». Exile est, alors, déjà une vieille affaire: commencé en 68/69, il a dévoré de la bande magnétique aux Olympic Studios de Barnes, puis à Stargroves, opulente propriété que Jagger occupe à 80 kilomètres de Londres. Dès 1968, le groupe conçoit ce qui va devenir le Rolling Stones Mobile Studio, un 8-pistes vite upgradé en 16-pistes dernier cri. Le tout est calé dans un camion compact qui voyage. Le son rauque et cru d’ Exile, qui racle si bien les basses et donne du velouté même à la batterie de Charlie, il vient en grande partie de là.

Nuits agitées

L’ Exile, les 5 Stones le font donc en France, en version dorée, et se dispersent sur quelques dizaines de kilomètres de Côte d’Azur. Le Studio Mobile se loge dans la baraque de Keith qui devient vite le carrefour d’un demi-monde borgne (dealers, pique-assiettes) mélangé aux Stones. Au rez-de-chaussée, dans un décor qui évoque les fastes de Versailles, ce mix de pop stars, de freaks suiveurs et de people, boit, rigole, se défonce et traficote. Jagger sent que le disque se barre en couilles et que, peu à peu, Keith glisse dans la léthargie de l’héroïne qui transformera son solde seventies en zombie-land opiacé. Marseille et sa french connexion sont proches, l’approvisionnement en poudre aussi. Avec le lot de bras cassés et de factures non payées accompagnantes: un jour de septembre 71, un dealer quittera ainsi Nellcôte tranquillement avec 8 guitares de Richards et le sax de Bobby Keys pendant que la bande (stoned?) regarde tranquillement la télévision ( Intervilles?). Plus tard, Keith dira:  » Je n’étais pas le seul, c’était une période où Mick prenait tout ce qui passait et puis Charlie était accroché à sa bouteille de Brandy (…) Ce que je voulais, c’était me cacher. Fuir la célébrité et cette autre image de moi. Je voulais juste jouer de la musique et élever ma famille. Avec l’héroïne, je pouvais tout affronter. » Les sessions s’enlisent, ralenties par la débauche généralisée et les contradictions techniques: au sous-sol, l’humidité désaccorde les instruments et la topographie des lieux complique les prises. Bill Wyman, qui a le mal du pays, de la Bird’s Custard et du Branston Pickle, ne joue pas toujours dans la même pièce que son ampli. Neuf morceaux en 6 mois: le score est peu glorieux mais la musique l’est, poussée par des cuivres flambeurs et le piano ondulant de Nicky Hopkins. Le brouhaha dément -la nuit, la musique s’entend dans toute la baie de Villefranche- nourrit des rumeurs plus que persistantes de drogues dures à usage répété. Pour échapper à une arrestation annoncée comme imminente, tout le monde décampe aux premières lueurs de l’hiver 1971. Direction Los Angeles.

Zénith black

A L.A., les Stones rajoutent des ch£urs, des textes, de la profondeur aux 18 chansons qui forment le double album. Les Stones y sont à leur zénith black: blues, gospel, rythmes poisseux, coups de funk rural, le machin, turgescent et humide, signe un retour magnifié de l’héritage musical consommé depuis l’adolescence. Ils ne feront jamais aussi bien, aussi près de l’os. En boutiquant à L.A., Charlie Watts débusque The Americans, un livre de Robert Frank paru en 1958: le photographe suisse émigré en Amérique y documente l’envers ordinaire du pseudo rêve américain. Noir et blanc tragique, impression d’esseulement et de vide, gouffre des classes, le bouquin va largement contribuer à l’anti-mythe US… Embauché pour la pochette d’ Exile, Frank se saisit d’une caméra Super-8 et extrait des photogrammes, des images stoniennes simplement réalistes: Jagger sourit et baille dans un puzzle de gros plans bichromes sans glamour. Pour le recto de la couverture, Frank ressort de ses archives une galerie de bateleurs, ministrels déclassés et autres freaks de série B: l’un des plus fameux clichés, un black à la bouche gigantesque déformée par 3 pommes (?), arrive bientôt comme pub sur les billboards géants de toute l’Amérique. Parce que la musique comme la cible commerciale première du double album est bien là: dans le lucratif et gigantesque marché US. Trois semaines après la sortie d’Exile, les Stones s’embarquent le 3 juin 1972 pour 51 dates américaines en 53 jours dont 3 au Canada-, jouant occasionnellement 2 fois le même soir.

Cinéma-vérité

L’entourage est aussi mammouth que la tournée: Truman Capote est envoyé par Rolling Stone pour un compte rendu détaillé de l’affaire, Warhol se balade avec son radiocassette, la belle-s£ur de Jackie Kennedy s’immisce, bref, c’est un sacré plat de têtes congelées qui se réunit autour du  » plus grand groupe de rock’n’roll du monde ». Surtout, Jagger a l’idée de commanditer au même Robert Frank un documentaire véritésur le périple. Espérant sans doute effacer l’impression désastreuse du précédent tour US où les frères Maysles captaient dans le film Gimme Shelter, fin 1969, la débâcle d’Altamont (3). Mais Frank va d’emblée au c£ur du sujet: la scène, il s’en fout et la laisse à une seconde équipe, le live ne fait d’ailleurs qu’un quart d’heure sur les 93 minutes du film. Dans Cocksucker Blues (4), Frank filme en 16 mm l’ennui, l’attente, le sexe, les bruissements du backstage et des chambres d’hôtel, l’avion où l’on baise une groupie -mise en scène celle-là- et puis aussi Keith et Bobby Keys qui balancent une TV par la fenêtre d’un hôtel. Surtout, il y a la poudre et les seringues, Jagger qui sniffe de la coke, un roadie qui s’injecte de l’héro, Richards, planant sur l’ensemble en défoncé professionnel. Le tout dans une sorte de noir et bleu ultra graineux (la couleur pleine est laissée aux concerts), road movie la queue ballante. En voyant la véritéselon Frank, Jagger -qui finance le film- flippe et comprend qu’il en va de l’avenir professionnel des Stones. Si le doc sort, ils ne pourront plus jamais jouer en Amérique. Jagger exige une copie et ferme la salle de montage. Le film ne sortira jamais sauf dans une semi-clandestinité entendue: à l’une ou l’autre projection annuelle qui ne peut se faire qu’en présence de Frank. Après les multiples versions pirates, le film est visible -en qualité médiocre- sur YouTube et la mirifique réédition version luxe d’Exile nous en propose 10 minutes sans scandale… Le doc maudit de Frank mais aussi STP, le bouquin de Robert Greenfield paru en 1974 sur la même tournée, vont énormément contribuer à la légende: celle d’ Exile On Main Street, de Keith en Machiavel des camés et de la suprême décadence des Stones. Pas moins. l

(1) avocat américain qui a fini par garder la propriété d’une large partie

du catalogue Stones sixties.

(2) DVD chez Pias, sortie en juin.

(3) par une froide soirée californienne de décembre ’69, un concert géant et gratuit est paralysé par la violence du service d’ordre assumé par les Hell’s Angels.

(4) le « blues du suceur de bite », titre d’une chanson des Stones jamais sortie ailleurs que sur une épisodique compilation allemande.

Texte Philippe Cornet

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