Eux, fous

après Moi, Assassin, le duo espagnol Altarriba et Keko livre Un nouveau polar kafkaïen qui navigue dans les mêmes eaux, érudites et torturées.

 » Je m’enfonce inexorablement dans une masse sanguinolente d’oiseaux morts. L’odeur putride de leurs envols impossibles inonde mes poumons. Les plumes se collent à mes paupières. Je ne vois plus rien. » Tous les matins, depuis qu’il s’est remis à rêver, ce qui ne lui était plus arrivé depuis 40 ans et son adolescence, l’enfiévré docteur en psychologie (et écrivain raté) Angel Molinos note scrupuleusement le contenu de ses cauchemars pour en dénicher le sens et aussi pour nourrir son étrange boulot. Angel travaille pour un Observatoire des Troubles Mentaux, lui-même en cheville avec une grande firme pharmaceutique, et passe son temps à définir de nouvelles pathologies mentales, qui feront ensuite l’objet de nouvelles molécules et de nouveaux médicaments. Angel crée ainsi des catégories « d’anormalité mentale » alors qu’il est lui-même bien à coté de ses pompes: violé par son père quand il était enfant, exilé de son village natal à seize ans à cause de rumeurs sur son homosexualité, Angel lui-même aurait bien besoin de quelques cachets et d’une bonne thérapie. Surtout lorsqu’il découvre devant sa porte la main coupée d’un collègue qui s’apprêtait à devenir lanceur d’alerte pour dénoncer les pratiques consuméristes du « Big Pharma ». Mais est-ce là une sordide réalité, ou un cauchemar de plus? Et est-ce que l’inventeur de fausses folies serait-il lui-même en train de devenir fou?

Eux, fous

Trilogie du Moi

Dans Moi, assassin, quelques traces de rouge venaient rythmer un récit sec et strictement en noir et blanc -rouge comme le sang que faisait couler un serial killer féru d’art et de peinture. Le jaune, couleur de la folie, transperce cette fois, mais la mécanique reste la même: les personnages principaux sont des universitaires, des intellectuels, reliés inexorablement au village de Vitoria dans le Pays basque espagnol, comme l’est l’écrivain et scénariste Antonio Altarriba, et sont tous deux les jouets de leurs auteurs -qui s’en servent pour raconter, en creux, une Espagne contemporaine dévorée de peurs et de fantasmes. Moi, fou est ainsi le deuxième volet d’une Trilogie du Moi qui se révèle plus étrange et plus anxiogène à chaque volume. En tout cas, encore plus kafkaïenne dans cet opus consacré aux impostures médicales, après les impostures morales et artistiques de Moi, assassin. Et ce, même si l’art reste omniprésent dans ce deuxième volet, entre les références auxquelles Angel raccrochent les nouvelles maladies qu’il invente, ses propres turpitudes marquées entre autres par Van Gogh, et l’esthétique anguleuse de Keko. Un livre probablement réservé aux adultes érudits, curieux et fans de polars psychologiques et vénéneux, mais qui aura largement de quoi les combler.

Moi, fou

D’Antonio Altarriba et Keko, Éditions Denoël Graphic. 136 pages.

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