Espions au Carré

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Exercice stylé conduit avec brio, Tinker, Tailor, Soldier, Spy apporte la démonstration vintage d’une règle cardinale: en matière de films d’espionnage, John le Carré égale la somme des possibles.

Revisitant avec élégance l’époque de la Guerre froide, Tinker, Tailor, Soldier, Spy (La Taupe du titre français a le double mérite de la clarté et de la concision) de Tomas Alfredson (lire la critique) est là pour le rappeler: en matière d’espionnage, John le Carré reste le fin du fin. Relativement peu adapté -8 longs métrages, à peine, depuis que Martin Ritt s’empara, en 1965, de The Spy who came in from the cold-, le romancier britannique, par ailleurs ex-employé du MI6, s’est érigé en aristocrate d’un genre dont il a bien volontiers laissé les paillettes à James Bond et consorts, pour endosser un costume d’homme de l’ombre taillé sur mesure -on ne badine pas avec ces choses-là, voyez-vous.

Certes, le cinéma d’espionnage n’avait pas attendu l’auteur d’ Un traître à notre goût pour connaître ses 1res lettres de noblesse. Lang, Hitchcock, Mankiewicz, ils sont nombreux, et non des moindres, à avoir fait des soubresauts politiques et idéologiques du XXe siècle un champ d’action propice aux intrigues tortueuses. Mais si l’Histoire offre pratiquement au genre une manne inépuisable en même temps que la promesse d’un renouvellement permanent (jusqu’à Coppola et même Rohmer qui s’y sont frottés), les films inspirés de l’oeuvre de le Carré depuis une cinquantaine d’années en ont, plus que tout autre, établi la cartographie.

A cet égard, L’Espion qui venait du froid n’est pas seulement l’archétype du film de la Guerre froide, avec espion infiltré de l’autre côté du Rideau de fer, et ligne sinueuse où l’identité des protagonistes semble se diluer dans un troublant jeu de doubles. C’est aussi le mètre-étalon d’un cinéma d’espionnage réaliste, classieux, dur et sec. Une dernière qualité à envisager sous ses diverses acceptions, d’ailleurs, et notamment celle voulant que l’on puisse boire sec, comme les whiskies que Richard Burton, phénoménal, écluse avec la conviction désenchantée de l’agent du MI6 ayant conservé une lucidité suffisante pour savoir qu’il n’est jamais qu’un pion dans une partie d’échecs dont les enjeux l’emportent sur toute considération morale.

Stupéfiant, le final berlinois du film de Martin Ritt ne laisse aucun doute à ce propos; pas plus, d’ailleurs, que celui de The Deadly Affair, que tourne Sidney Lumet l’année suivante d’après L’Appel du mort, le 1er roman de le Carré, publié en 1961. Soit un autre récit de Guerre froide, battu celui-ci par une pluie incessante, comme pour mieux doucher les illusions de ses protagonistes, James Mason en tête qui prendra, entre Londres et le Surrey, la mesure d’un cruel jeu de dupes. Il sera rejoint en cela quelques années plus tard par un Anthony Hopkins quasi débutant, l’un des personnages de The Looking-Glass War (Le Miroir aux espions), réalisé à la toute fin des sixties par Frank Pierson (scénariste, entre autres, de Cool Hand Luke et Dog Day Afternoon), et envoyant une jeune recrue polonaise des services secrets britanniques en Allemagne de l’Est, sur les traces d’éventuels missiles. La suite s’écrira dans un lit de douleur et d’amertume; loin, en tout état de cause, des fastes d’un James Bond, dont le paradoxe voudra pourtant que le 1er d’entre eux, Sean Connery, ne prête son concours à The Russia House de Fred Schepisi, autre film revisitant le contexte mouvant de la Guerre froide. Une matrice éprouvée mais point usée pour autant, comme en atteste aujourd’hui La Taupe, adaptation d’un roman de la trilogie Smiley publié en 1974, alors que la logique des blocs antagonistes dictait sa loi, et celle des opérations en sous-main l’accompagnant.

Entre-temps, cependant, la littérature de le Carré s’est adaptée à la nouvelle donne géopolitique, et avec elle la nature même des films inspirés de son travail.

Bond reprofilé

Ce postulat, il est à l’oeuvre dès The Tailor of Panama, petit bijou signé par John Boorman en 2001 d’après le roman sorti 5 ans plus tôt, et déployant sa trame sur arrière-plan de rétrocession du canal de Panama. Un contexte exploité par Andrew Osnard, espion et mélange de décontraction et de muflerie, pour monter une série de canulars qui trouveront des oreilles bienveillantes tant du côté des autorités britanniques qui l’emploient que de leurs alliés américains. Ancrée dans la réalité, la charge critique est incisive. Elle se teinte aussi d’une ironie aussi féroce qu’inédite surfant avec bonheur sur l’air du temps; jusqu’à Bond qui s’y trouve admirablement reprofilé voire même recadré, Boorman ne laissant à nul autre qu’à Pierce « GoldenEye » Brosnan le soin d’interpréter l’agent indélicat.

Enfin, nouvel avatar de la production, The Constant Gardener témoigne d’une autre mutation, l’adaptation de Fernando Meirelles s’invitant dans un concert diplomatique où les Etats sont concurrencés par les multinationales -pharmaceutiques pour le coup. Avec pour cadre une Afrique à la beauté ravageuse et dévastée à la fois, le film réussit à concilier contingences hollywoodiennes (et romance de stars, Rachel Weisz et Ralph Fiennes) et conscience politique, tout en inscrivant résolument le film d’espionnage dans une époque livrée au cynisme des intérêts privés. Affaire à suivre, suivant l’expression consacrée, puisque Anton Corbijn s’attèlerait pour l’heure à une version de A Most Wanted Man… Une manière de boucler la boucle, si l’on considère que, de L’espion qui venait du froid à La Taupe, le patronyme de l’un des personnages récurrents de l’oeuvre de le Carré n’est autre que… Control.

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