« Je souligne le mot « intellectuels », parce que je l’entends de plus en plus souvent prononcé comme une insulte. D’abord par bon nombre d’adolescents pour qui l’adjectif « intellectuel » suggère je ne sais quel déficit de virilité et d’adaptabilité au monde réel. Ensuite par les plus populaires de nos médias où l’adjectif « intellectuel » est associé à l’ennui le plus profond, l’ergotage vain et le snobisme. Enfin, à l’échelle européenne, par nombre d’hommes politiques qui présentent l’intellectuel comme le prototype de l’idéaliste irresponsable, du privilégié arrogant, de l’ennemi de l’entreprise, voire de l’intelligence corrompue. » De quelle bouche est sortie cette vérité déplaisante à entendre? De celle en cul de poule d’un vieil écrivain rabougri? De celle desséchée d’un universitaire cloîtré dans sa tour d’ivoire? Non, ces propos amers ont jailli des entrailles nouées du pourtant jovial Daniel Pennac qui en a fait cadeau à l’assistance de l’université de Bologne le 26 mars dernier où il recevait le titre de docteur honoris causa et avait choisi pour son allocution une roborative leçon d’ignorance (à lire dans son intégralité sur le site de Focus). Le père de la famille Malaussène n’a pas la réputation d’être un pisse-vinaigre. Ni un ayatollah de la connaissance, lui qui a toujours plaidé pour un savoir déridé et débridé. Qu’on entre par la porte ou par la fenêtre de la lecture, peu importe pour cet ancien cancre, du moment qu’on franchisse le mur de la peur, des préjugés, des diktats pour goûter au plaisir infini des livres cachés derrière. Mais quand les couches adipeuses de l’avidité et des loisirs décérébrés menacent d’étouffer sous leurs bourrelets la flamme qui nous préserve de la barbarie et de la futilité, même les pitres n’ont plus nécessairement envie de rire. Car comment ne pas être d’accord avec l’auteur de Chagrin d’école? Au risque d’ailleurs de passer soi-même pour une vieille baderne menant un combat d’arrière-garde pour préserver un privilège désuet, oriflamme fanée d’un pouvoir en berne. Comme si la lecture, cette boîte à outil de l’esprit, était juste une affaire de mode… La faute à la post-modernité bien sûr, qui nous a fait prendre les vessies de la consommation et du matérialisme pour les lanternes d’une franchise du bonheur universel, mais aussi à certains gardiens du temple qui préfèrent saborder l’édifice que d’en assouplir les règles. A l’école, on prescrit les chefs-d’oeuvre de la littérature comme on prescrit des médicaments. Ne rendant service ni à ces phares imposants ni à tous ces auteurs plus croustillants n’entrant pas dans le moule scolaire. Voilà le résultat: le mépris a remplacé l’admiration. L’intellectuel déclenche autant de sarcasmes que le bolosse. Il fut un temps où la fierté pour une famille modeste était d’envoyer ses enfants à l’école et à l’université pour qu’ils aient accès aux étages supérieurs de la pensée. Aujourd’hui, la priorité, c’est de les armer pour la réussite, en faire des winners, des requins aux dents longues. L’ironie veut que le terme « intellectuel », utilisé à l’origine pour désigner les écrivains rangés du côté de Dreyfus, était péjoratif. Puisse le « J’accuse » de Pennac ouvrir les yeux d’un monde qui a vendu son âme pour des portables. On en reparle dans un siècle sur l’île de la tentation ou dans un paradis fiscal…

PAR LAURENT RAPHAËL

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