ENTRE CIEL ET TERRE

Dans les dunes de Wissant sublimées par une photo solaire, Jeanne d’Arc, huit ans, s’appelle encore Jeannette, prie, chante, danse, fait la roue ou le grand écart façon JCVD et headbangue comme un ivrogne dans la fosse du Graspop. Bienvenue dans le nouveau film de l’impavide tête chercheuse Bruno Dumont, où le réalisateur de La Vie de Jésus, de Ma Loute et du P’tit Quinquin pousse joyeusement les curseurs dans le rouge en un geste de cinéma tellement gonflé qu’il fait la nique à toutes les conventions. « Le naturalisme de mes premiers films ne m’intéresse plus, sourit Dumont alors qu’on le retrouve en mai dernier au lendemain de la projection cannoise de cet ovni produit par Arte et donc aujourd’hui directement diffusé dans la lucarne. J’ai totalement décollé. Et en même temps, le surnaturel est dans le naturel. Il est juste à côté. Donc j’ai besoin du naturel. J’ai besoin d’acteurs non professionnels, j’ai besoin du son direct, j’ai besoin de la nature… Mais je m’en vais très vite, je décroche très vite. Le naturel ne m’intéresse pas très longtemps. Je cherche à faire monter les choses. J’aime faire bouillir la marmite. »

Et c’est peu de le dire: fasciné par les visages, qu’il transfigure, le Français signe avec Jeannette un film-trip au-delà du trip. À l’écran, le texte de Charles Péguy, empreint de mystère lyrique, est respecté au mot près et déclamé en toute artificialité. La théâtralité est totale. La drôlerie aussi. Tandis que les chorégraphies du grand Philippe Decouflé dépotent de maladresse désarmante, la bande-son d’Igorrr, compositeur spécialisé dans le concassage speedé et les ruptures de tons assez tarées, navigue à vue entre musique d’église, metal crasseux, mauvais rap du nord et flamenco revu et corrigé par les cousins dégénérés des Gipsy Kings. « Avec Péguy, on touche probablement à ce qu’il y a de plus beau en littérature. On a de l’or dans les mains. Et ça, il faut aussi pouvoir s’en méfier. La pureté est un piège. Donc je prends la rose mais je garde les épines. Il faut de la beauté mais il faut aussi de la difficulté. Le cinéma contemporain a tendance à aplanir les problèmes, il simplifie tout. Moi je refuse les concessions, parce qu’aujourd’hui je me sens capable de faire les ajustements nécessaires pour contrebalancer le poids du poétique. Sans pour autant le perdre. Je ne renonce pas à l’exigence de Péguy parce qu’il y a Decouflé qui est là avec ses chorégraphies, il y a le cinéma qui est là, il y a deux enfants qui sont là avec leur jeunesse et leur naïveté, il y a la musique électronique qui est sans doute la musique la plus « barbare » dans le bon sens du terme c’est-à-dire qu’elle est très physique donc elle corrige la pureté de l’âme dans laquelle baigne le texte. Parce que Jeanne d’Arc elle-même est dans cette tension-là: elle ne croit pas et est croyante, elle est guerrière et sainte, critique envers l’Église mais canonisée. Péguy, c’est pareil: il est à la fois mystique et athée, socialiste et nationaliste exalté. On ne peut jamais l’enfermer. Dans ce film, il y a donc tout et son contraire. On peut y toucher le ciel sans forcément quitter la terre. »

Remettre Dieu dans son théâtre

Illuminé, Bruno Dumont? « Péguy disait qu’on grandit jusqu’à l’âge de douze ans et puis après c’est terminé, notre âme ne bouge plus. Je crois beaucoup à ça. Je sens que mon corps vieillit mais la petite âme de l’enfant est toujours là. Moi je suis un gamin. » Un gamin à la pertinence et à l’instinct peu communs… « J’ai besoin de contraintes pour ne pas travailler sous l’emprise de l’esprit. L’esprit tend vers l’abstraction, c’est sa nature. La pensée idéalise, construit des édifices intellectuels qui peuvent devenir dangereux, flirter avec la démence. Le pire est là, il est dans la pensée. Et donc la seule façon de s’en délivrer, c’est de faire revenir le corps, le gras, le concret. Jeannette, c’est un abstrait-concret. L’abstrait, c’est le texte de Péguy. Le concret, ce sont les ratés de jeu, le vent qui souffle, les moutons qui bêlent. Il faut toujours équilibrer la pensée par le hasard. Ça empêche de pontifier. C’est pour ça, aussi, que je recherche tant le rire aujourd’hui. »

Le rire et le mystique. Le rire dans le mystique. « Il faut revenir au religieux pour s’en débarrasser. Je ne comprends pas pourquoi l’archaïsme religieux et la superstition ne sont pas morts avec l’arrivée de la modernité. En tant qu’athée, je ressens un besoin de sacralité. Mais ce désir de transcendance, je vais le chercher dans l’art. Et je pense qu’on est équipés aujourd’hui pour que nos civilisations fassent basculer le spirituel du religieux vers l’art. Au change, on n’y perdrait rien. Quand vous lisez, quand vous allez au musée, vous êtes dans une relation spirituelle. Moi quand je fais Jeanne je crois à Jeanne, mais je suis dans le cinéma. C’est ce qu’a bien compris Pasolini quand il tourne L’Évangile selon saint Matthieu. Son Christ, j’y crois à 100 %. Parce que le religieux, c’est du cinéma. Le spectateur de cinéma, il croit à ce qu’il voit. Mais quand il sort de la salle, il remet à distance. Le mec qui sort d’une église, il continue à y croire. Et là je dis: attention. Il faut remettre Dieu dans son théâtre. C’est pour ça que mon tout premier film s’appelait La Vie de Jésus. Pour remettre Dieu dans l’humain. Et le mystique dans l’art. La seule façon de délivrer l’homme simple de sa croyance en Dieu, c’est la culture. C’est pour ça que l’idée même d’un cinéma entièrement dévolu au divertissement est une catastrophe. Il ne faut pas laisser l’art se dégénérer dans le commerce. Ce serait dramatique. »

Jeannette. De Bruno Dumont. Avec Lise Leplat Prudhomme, Jeanne Voisin, Lucile Gauthier. Le mercredi 30/08 à 22 h 50 sur Arte.

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