Emma et l’éternel amoureux

Anya Taylor-Joy campe une Emma toute en nuances, mélange à la fois d'acidité et de charme.

Avec Emma., la réalisatrice californienne Autumn de Wilde restitue l’ironie de Jane Austen dont elle colore l’oeuvre d’un vernis chatoyant et intemporel.

Des adaptations de Jane Austen, il y en a eu de nombreuses, l’écrivaine britannique continuant, plus de deux siècles après sa mort, à inspirer des cinéastes d’horizons les plus divers. Ainsi, aujourd’hui, d’Autumn de Wilde, artiste de Los Angeles présentant un imposant CV de photographe et de vidéaste -elle a notamment travaillé avec Elliott Smith, Beck, The White Stripes ou, plus récemment, The Lemon Twigs ou Starcrawler, dont la chanteuse, Arrow de Wilde, n’est autre que sa fille-, qui signe avec Emma. son premier long métrage, une transposition à la fois fidèle et originale du roman publié en 1815. Bill Nighy, l’acteur anglais qui campe à l’écran Mr. Woodhouse, le père de la jeune femme qui donne son titre au film, ne s’y est pas trompé. Il confie: « La raison pour laquelle j’ai accepté ce film, c’est parce que j’ai rencontré Autumn de Wilde, une punk au style on ne peut plus personnel, et que la façon dont elle parlait de Jane Austen et du projet ne m’était pas du tout familière. J’ai eu le sentiment qu’il pourrait en ressortir quelque chose de neuf et de différent. »

Raconter l’état mental

L’univers de Jane Austen, la réalisatrice en propose une approche tonifiante, en le respectant parfois jusqu’à la lettre pour en restituer l’ironie notamment, non sans l’insérer dans un écrin stylisé d’un fort bel effet. Une bonbonnière pour ainsi dire, où les sentiments des personnages s’expriment dans une explosion de couleurs. « J’ai été obsédée par Jane Austen toute ma vie, s’enflamme-t-elle. Ma mère est anglaise, et nous regardions les adaptations télévisées. Quand on m’a proposé ce film, cela semblait trop beau pour être vrai, j’ai dû laisser tomber le téléphone en panique tant j’étais excitée. Ils avaient vu certaines de mes vidéos et d’autres choses que j’avais faites. Même si j’ai évolué dans le milieu du rock et de la mode, je suis une photographe et une documentariste narrative. J’ai toujours veillé à ce que mon travail ait l’air de films, le cinéma a définitivement constitué une inspiration majeure. » Et de citer, pêle-mêle, Mon oncle, de Jacques Tati, les « screwball comedies » d’Howard Hawks, Bringing Up Baby en tête, l’immortel Singin’ in the Rain, de Stanley Donen et Gene Kelly, mais aussi le cinéma de Stanley Kubrick, « pour la symétrie, dont on peut voir qu’elle l’obsédait, et la couleur. The Shining a influencé un grand nombre de mes photos, surtout la lumière, parce que si on coupe le son et qu’on se concentre sur l’image, on réalise combien ce monde devient toujours plus sombre, ils cessent d’éclairer dans certaines parties de l’hôtel. J’ai toujours été impressionnée par la manière dont ce film recourait à la lumière pour raconter l’état mental des personnages principaux… »

La cinéaste Autumn de Wilde apporte la singularité de son regard dans une version pop d'Emma de Jane Austen.
La cinéaste Autumn de Wilde apporte la singularité de son regard dans une version pop d’Emma de Jane Austen.© FOCUS FEATURES

Incidemment, Stanley Kubrick compte, au même titre qu’un Anton Corbijn, parmi les photographes devenus réalisateurs, lignée qu’Autumn de Wilde prolonge donc aujourd’hui. Et ce n’est certainement pas un hasard si Emma. impressionne par sa facture visuelle. « Pour moi, les décors, les plateaux et les costumes sont des personnages à part entière, expose-t-elle. Je prends la recherche des décors autant au sérieux que le casting des rôles principaux, a fortiori pour un film comme Emma. où l’on passe par un nombre important de demeures et de bâtiments. Je tenais à ce qu’ils soient identifiables sans que l’on ait à expliquer par un titre où l’on se trouve. Dans mon travail de photographe, j’ai souvent été amenée à créer un monde de fantaisie au départ de la réalité. Pour les fans de Jane Austen dont je suis, une partie du plaisir consiste à essayer d’imaginer ce à quoi pouvait ressembler le fait de vivre dans cet environnement. Un peu comme les amateurs de Harry Potter souhaitent pouvoir se rendre une fois à Poudlard. Je voulais que les spectateurs soient totalement absorbés par une expérience magique ancrée dans la réalité. » Avec le concours du directeur de la photographie Christopher Blauvelt, collaborateur régulier de Kelly Reichardt, Autumn de Wilde a aussi opté pour une mise en scène chorégaphiée – « tout en laissant la place à la rébellion » précise-t-elle-, manière d’accentuer l’impression d’immersion, tout en soulignant la musicalité du récit.

Sans date de péremption

Ainsi parée, son Emma traverse le temps avec élégance. Et s’il y a là certes l’affectation propre au cadre et à l’époque, cette Angleterre provinciale corsetée du début du XIXe siècle, la comédie de moeurs n’en reste pas moins finement observée: « Les affres sentimentaux par lesquels passent les personnages sont communs à tout le monde, n’importe où et quelle que soit l’époque. Tous, il nous est arrivé, jeunes surtout, de nous demander s’il fallait franchir le pas, pour parfois regretter, à 50 ans, de ne pas l’avoir fait. C’est l’une des raisons pour lesquelles ce livre est à ce point iconique: que ce soit intentionnel ou non, il a inspiré un nombre incalculable d’histoires, dont les protagonistes ne cessent de se chamailler, jusqu’au moment où ils découvrent qu’ils sont amoureux. Et Jane Austen a su écrire cela admirablement. Il n’est même pas nécessaire de réaffirmer la modernité de l’oeuvre: j’avais le sentiment d’avoir une histoire personnelle correspondant à chaque élément que nous pouvions en extraire, la scénariste Eleanor Catton et moi. Ce livre est tellement riche que l’on pourrait l’adapter indéfiniment sans jamais l’épuiser. Vous ne m’entendrez jamais dire qu’il y a eu trop de Pride and Prejudice ou de Romeo & Juliet. Il n’y aura jamais trop de Shakespeare ni de Jane Austen, une brillante autrice de comédie, qui a su créer un tel environnement autour de ses personnages que j’ai préféré en faire un film choral plutôt que me concentrer sur la romance. Tous les personnages apportent quelque chose: ils nous rappellent nos propres expériences dans de petites communautés ou au sein de familles où nous avons cru pouvoir suffoquer… » « Une oeuvre de qualité n’a pas de date de péremption, renchérit Bill Nighy. Elle ne cesse jamais d’être pertinente parce qu’elle reflète l’expérience humaine, et cette dernière ne change pas, si ce n’est en surface. Les technologies ont évolué, mais nos passions, et l’étroitesse de l’étendue de nos comportements restent inchangés. » Manière de dire encore que si les codes régissant ce marivaudage spirituel peuvent désormais sembler désuets, on ne saurait juger les aspirations d’alors à l’aune des standards d’aujourd’hui…

Emma et l'éternel amoureux

Emma.

Classique de Jane Austen publié pour la première fois en 1815, Emma a fait, au même titre que Pride and Prejudice, l’objet de nombreuses adaptations à l’écran, que ce soit en film, en mini-série télévisée et même en websérie interactive. Après Amy Heckerling (qui en transposait l’action dans un lycée californien contemporain dans Clueless, en 1995) ou Douglas McGrath, avec Gwyneth Paltrow dans le rôle-titre, c’est aujourd’hui autour d’Autumn de Wilde, une artiste polyvalente issue de la scène punk de Los Angeles, d’en proposer sa version. Emma. (avec un point, histoire d’en circonscrire l’action dans le temps) nous emmène à Highbury, une bourgade de la campagne anglaise, au début du XIXe siècle, petite communauté où rayonne Emma Woodhouse (Anya Taylor-Joy), jeune femme « belle, intelligente et riche » se piquant, depuis son domaine de Hartfield, de jouer les entremetteuses pour son entourage. Et notamment pour celle qu’elle a pris sous son aile, Harriet Smith (Mia Goth), qu’elle destine à Mr. Elton (Josh O’Connor), l’avenant pasteur de la paroisse. Le prélude à de multiples chassés-croisés d’où il ressortira notamment que les voies de l’amour sont parfois impénétrables…

Fidèle dans l’esprit à l’oeuvre de Jane Austen, le film d’Autumn de Wilde va au-delà du seul marivaudage, du reste délicieux. Sous l’apparence de la frivolité, il y a là tout à la fois un récit d’apprentissage sensible (auquel Anya Taylor-Joy, mélange d’acidité et de charme, apporte toutes les nuances requises) et une comédie de moeurs aiguisée, croquant la société britannique de l’époque et les codes (les rapports de classes notamment) la régissant avec une touche d’ironie bienvenue, sans verser pour autant dans la caricature. À quoi la cinéaste ajoute la singularité de son regard, la valse des sentiments adoptant, devant sa caméra, les contours d’un défilé aussi chatoyant que virevoltant -quelque chose comme une version pop de Jane Austen. Scènes coupées, bêtisier et bref making of en bonus Blu-ray.

Comédie de moeurs D’Autumn de Wilde. Avec Anya Taylor-Joy, Johnny Flynn, Bill Nighy. 2 h 04. Dist: Universal.

7

Emma et l'éternel amoureux

Emma.

Classique de Jane Austen publié pour la première fois en 1815, Emma a fait, au même titre que Pride and Prejudice, l’objet de nombreuses adaptations à l’écran, que ce soit en film, en mini-série télévisée et même en websérie interactive. Après Amy Heckerling (qui en transposait l’action dans un lycée californien contemporain dans Clueless, en 1995) ou Douglas McGrath, avec Gwyneth Paltrow dans le rôle-titre, c’est aujourd’hui autour d’Autumn de Wilde, une artiste polyvalente issue de la scène punk de Los Angeles, d’en proposer sa version. Emma. (avec un point, histoire d’en circonscrire l’action dans le temps) nous emmène à Highbury, une bourgade de la campagne anglaise, au début du XIXe siècle, petite communauté où rayonne Emma Woodhouse (Anya Taylor-Joy), jeune femme « belle, intelligente et riche » se piquant, depuis son domaine de Hartfield, de jouer les entremetteuses pour son entourage. Et notamment pour celle qu’elle a pris sous son aile, Harriet Smith (Mia Goth), qu’elle destine à Mr. Elton (Josh O’Connor), l’avenant pasteur de la paroisse. Le prélude à de multiples chassés-croisés d’où il ressortira notamment que les voies de l’amour sont parfois impénétrables…

Fidèle dans l’esprit à l’oeuvre de Jane Austen, le film d’Autumn de Wilde va au-delà du seul marivaudage, du reste délicieux. Sous l’apparence de la frivolité, il y a là tout à la fois un récit d’apprentissage sensible (auquel Anya Taylor-Joy, mélange d’acidité et de charme, apporte toutes les nuances requises) et une comédie de moeurs aiguisée, croquant la société britannique de l’époque et les codes (les rapports de classes notamment) la régissant avec une touche d’ironie bienvenue, sans verser pour autant dans la caricature. À quoi la cinéaste ajoute la singularité de son regard, la valse des sentiments adoptant, devant sa caméra, les contours d’un défilé aussi chatoyant que virevoltant -quelque chose comme une version pop de Jane Austen. Scènes coupées, bêtisier et bref making of en bonus Blu-ray.

Comédie de moeurs D’Autumn de Wilde. Avec Anya Taylor-Joy, Johnny Flynn, Bill Nighy. 2 h 04. Dist: Universal.

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