LE ROCK EST NÉ POUR SECOUER LA TORPEUR SOCIALE DANS UN BOUILLON ACCÉLÉRÉ DE DÉCIBELS, MAIS DE PRESLEY À JOY DIVISION, IL A AUSSI CRÉÉ QUELQUES-UNS DE SES MOMENTS LES PLUS CATHARTIQUES DANS LES RALENTIS.

Dès le départ, on peut dire que le slow est dans le fruit: Elvis Presley révolte instantanément plusieurs générations d’adultes avec une forme pressée de rock’n’roll ouvertement sexué. La vieille histoire des hanches et des guitares frénétiques. Concomitamment, celui qui est à la fois révolutionnaire musical et conservateur social dégaine des ballades au tempo ralenti. Dès l’année de son avènement public, en 1956, il place en Numéro Un Hound Dog, blues accéléré, et Love Me Tender, adaptation sirupeuse d’une chanson de la Guerre de Sécession. Le yin et yang d’une même jeunesse fébrile. Si l’on considère que le sucre lent est indispensable à l’organisme rock comme à celui des cyclistes, alors Presley fut, contre toute apparence, un formidable diététicien. Bien sûr, il a retenu les leçons des musiques phares ritualisant la lenteur, country et gospel, tout en inventant un profil de crooner qui fusionnera ses propres désillusions et la grandeur -supposée- immarcescible de l’Amérique ( An American Trilogy). Les années 60 amènent le psychédélisme et le Velvet Underground: tous 2, moralement antagonistes, vont pourtant pratiquer le même tempo modéré. Dans le cas des Beatles, une fois entrés dans la période flower-power, ralenti coïncide avec expérimentation, à l’instar de A Day In The Life, clôturant l’album Sgt’s Pepper’s en 1967. En écrivant Let It Be, poignée d’accords mineurs sur rythme martial, la bande à McCartney prend le parti d’une musique viscéralement crépusculaire.

Atmosphere, atmosphere…

Ce rock-là, qu’on joue davantage aux enterrements qu’aux mariages, acquiert alors un statut proche du religieux. Ce qui n’est pas le sens du Velvet qui compose parmi les plus beaux moments slowés de la fin du XXe siècle: quand les paroles vénéneuses de Lou Reed s’accouplent dans la soie de Sunday Morning ou Venus In Furs. Ce tempo-là raconte les états extrêmes de l’addiction et toute concupiscence logiquement damnée par la chrétienté. Reed reprendra en solo le flambeau des ballades maudites et, de Walk On The Wild Side à Caroline Says, écrira un roman noir des relations humaines. Lorsque la BBC utilise en 1997 son Perfect Day pour une opération de charité -dans une version multipliant les invités-, cette chanson douce, ébahie dans sa propre description d’une journée de bonheur, fait un fantastique carton. Et ce, 25 ans après sa sortie initiale sur Transformer, trésor du roi Lou en pleine junkyisation. Le contexte s’oublie donc lorsque le morceau sublime son époque. Le punk va annihiler la tendance lente même si là aussi, les dissidents seront brillants. Ainsi, Television écrit l’un des albums essentiels du rock avec Marquee Moon, paru en février 1977: dans Torn Curtain, les 2 guitares cristallines jumelles matérialisent une tension digne d’Hitchcock (qui inspire le titre du disque). Mais Television plane moins qu’il ne soumet l’idée d’un morceau sans limites, ni Dieu, ni maître. La tentation de l’infini habite pareillement Joy Division dont le répertoire, robotique et corrosif, traduit l’épilepsie organique de Ian Curtis et ses esclavages corporels. L’ultime radiographie sonore de ce que fut le groupe de Manchester et son étoile filante de chanteur s’incarne pourtant dans Atmosphere, au tempo cassé, cérémoniel, tortueux pour ne pas dire lugubre.  » Your confusion/My illusion/Worn like a mask of self-hate/Confronts and then dies/Don’t walk away. » Ces mots-là, ils avaient besoin de lenteur, loin de toute candeur.

PHILIPPE CORNET

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