Thomas Clerc
Thomas Clerc romancier et essayiste

CHAQUE SEMAINE, UN PENSEUR MET À JOUR LES MYTHOLOGIES CHÈRES À ROLAND BARTHES.

Jadis, la littérature semblait parée d’un prestige indestructible, les contestations qu’elle vivait dans son histoire faisant partie de son histoire même. Aujourd’hui qu’elle a perdu de sa superbe, son identité s’est altérée moins au plan de ses productions (il y a beaucoup de bons écrivains -et de mauvais- mais ni plus ni moins qu’à telle époque reculée du XXe siècle) qu’à celui de ses représentations. La société française se désintéresse de la littérature au sens où elle ne s’identifie plus avec la figure de l’écrivain, comme elle a pu le faire par le passé au travers de certaines icônes, d’Aragon à Camus, de Sartre à Duras. Quel(le) jeune homme/femme rêve en 2015 de devenir écrivain? Démodée, la figure de l’homme de lettres est atteinte d’une sorte de désamour ou de défection. La littérature certes n’a pas complètement disparu ni comme activité ni comme matière d’enseignement; mais comme figure désirable, elle a vécu. Si elle survit, c’est donc à titre de traces. L’une des plus visibles, ce sont les expositions que notre époque commémorative consacre aux écrivains. Centres d’art et institutions prestigieuses, telles l’IMEC ou la BNF, trouvent dans cette nouvelle mission une façon de prolonger l’espace de l’oeuvre, au prix de quelques aménagements.

Remarquons d’abord que les écrivains exposés ces dernières années (Barthes, Beckett, Cocteau, Debord, Duras, Leiris, etc.) sont tous des écrivains modernes, au double sens du mot: ils sont (ou ont été) de notre temps (du leur), et correspondent à l’histoire officielle de la modernité. Aucune manifestation n’a prévu d’honorer un classique ancien ou un maître un peu oublié qu’il s’agirait de remettre en lumière, voire de réhabiliter. Qui serait assez fou pour se lancer dans une exposition Racine ou Paul Valéry? Qui oserait montrer Bernanos? Certaines gloires sont tombées, et souvent celles qui sentent un peu trop fort la « littérature ». L’ambiguïté est claire, si l’on peut dire: on veut bien montrer des écrivains, mais que ce soient des écrivains impurs, c’est-à-dire garantis par l’estampille de la modernité la plus contemporaine, ou bien ouverts sur d’autres champs que la seule littérature, comme si celle-ci devait se réaliser quitte à disparaître dans la philosophie (Debord), l’ethnographie (Leiris), les arts (Cocteau), les médias (Duras), etc. -disons dans une « intermédialité » qui définirait le statut de l’écrivain d’aujourd’hui, capable d’occuper plusieurs mondes à la fois, de naviguer dans différents systèmes de signes: l’écrivain contemporain est un sémionaute, qui a plusieurs cartes et plusieurs territoires. C’est cette intersection qui est au principe des expositions d’écrivains: du reste, le rôle de la scénographie y est prépondérant. Qu’est-ce qu’une exposition d’écrivains réussie? Moins celle qui donne accès à l’oeuvre (puisque celle-ci peut se donner sans cette médiation superflue, par le livre, objet désormais plus historique que jamais) qu’à l’ambiance de l’oeuvre. Possède-t-elle une capacité à augmenter son auteur, à le décliner en plusieurs versions? Telle est la problématique qui guide le commissaire d’exposition (autre figure mythologique de notre temps), qui déterminera ses choix.

L’écrivain qui peut accéder à l’exposition est celui-là qui peut accéder au mythe. La justification de cette entreprise culturelle (et cultuelle) réside ainsi dans une adéquation entre l’écrivain et la notion même d’exposition: au lieu des simples manuscrits, qui renvoient à une dimension obsolète, et rébarbative, du métier d’écrire, les commissaires, et c’est logique, tireront l’écrivain vers le montrable: fiches de Barthes, films de Marguerite Duras, art nègre, corrida et jazz au centre Pompidou-Metz pour Michel Leiris, un écrivain « difficile » mais tiré, grâce à son univers plastique, vers un public plus large et lui-même pluriel.

D’aucuns déploreront cette médiatisation posthume de l’écrivain, sa transformation en version 2.0 par ses commissaires; certains réduiront X ou Y à des vignettes (Debord 68, Leiris et l’Afrique, Barthes et la DS) au prix d’un appauvrissement de l’oeuvre. Les écrivains exposés sont surtout exposés au malentendu, comme disait un homme d’esprit: mais dans tous les cas, il faudra bien se résoudre à cet appauvrissement temporaire qui est une nouvelle façon de perpétuer la littérature: surexposé ou sous-exposé, l’écrivain doit pouvoir être vu avant d’être lu, et c’est paradoxalement dans son oeuvre même que l’on trouvera les raisons et les devenirs possibles de cette anamorphose.

Thomas Clerc

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