Elle s’appelait Louella. Je ne sais pas comment s’appelaient les autres, je les avais rencontrés le matin seulement et je ne les ai plus jamais vus. Elle, je m’en souviens, parce que je l’ai épousée. C’était il y a plus de 60 ans. Je me revois encore creuser ce trou dans le sable pendant qu’elle me regardait faire, c’était une idée que j’avais eue pour pouvoir être seul avec elle sur cette plage où il y avait trop de monde, mais bien sûr à l’époque je ne savais pas qu’il y aurait après de plus en plus de monde sur les plages, ni que notre histoire, à elle à moi, finirait comme elle avait commencé, avec du sable. J’ai fait le trou, je l’ai invitée dedans, et c’est là que la photographie a dû être prise, quand je la tenais dans mes bras en lui racontant n’importe quoi pour la convaincre de me laisser la toucher, mettre mes doigts sous son maillot de bain, l’avoir en entier. Plus tard, je l’ai eue, quelques semaines après, à peine, dans le cabanon de bois où le patron du restaurant qui m’employait rangeait son huile de friture. On l’a fait dans le cabanon tout l’été, Louella avec son beau visage un peu lourd, son accent du Mississippi et toutes les choses de là-bas qu’elle essayait de me décrire pendant que nous sombrions à notre insu dans la tragédie classique, les deux mois de retard qui deviennent trois, puis quatre, les nuits allongés l’un sur l’autre qui deviennent des nuits assis côte à côte à se mordre les lèvres chacun pour soi, jusqu’à ce que je me décide à aller lui acheter une bague à la bijouterie, puisque je n’avais plus le choix, et que je l’épouse en une demi-heure devant le seul pasteur d’accord pour faire ça. Quand le bébé est né, on l’a appelé William, comme moi, mais on l’appelait Bill Junior pour ne pas nous confondre, comme s’il y avait eu le moindre risque, et on s’est installés dans le Queens en se disant qu’on ne resterait pas, mais on y était encore quand le sable nous a retrouvés. J’avais 23 ans. J’aimais toujours Louella, mais je n’étais pas un bon père. Les seuls moments où je me suis senti proche de mon fils, c’est pendant les rares fois où nous avons été seuls ensemble, mais ce n’était qu’une illusion, en vérité. Parce qu’un jour où je ne travaillais pas, Louella m’a confié le petit Bill Junior pour que je l’emmène se dégourdir les pattes à Coney Island où nous nous étions rencontrés elle et moi. On a pris le métro, on est descendus sur la plage et il est parti jouer avec d’autres gamins dans le sable pendant que je fumais des cigarettes, jusqu’à ce qu’il soit l’heure de rentrer et que je retourne le chercher dans la masse des gosses qui s’agitaient. Quand je l’ai attrapé, il s’est débattu en poussant des cris et rien de ce que je pouvais lui dire ne semblait le convaincre d’arrêter alors je l’ai tiré par la main comme un poids mort jusqu’au train, jusqu’à notre maison, et Louella nous attendait anxieusement sur le seuil en plissant les yeux dans le soleil, mais quand elle a commencé à pouvoir nous discerner correctement, j’ai vu sa mâchoire se décrocher. Elle n’a fait aucun bruit, au départ, et puis elle s’est mise à gémir, un son très bas qui est monté, et j’ai continué d’avancer vers ce son comme dans un grand vent. Où est notre enfant, Bill?, elle m’a demandé en me secouant par les épaules quand j’ai été devant elle. J’ai pensé que j’avais mal entendu. Mais là, j’ai dit. Voilà notre enfant. – Non non non non, a murmuré Louella, le visage déformé. Non, Bill, non. Celui-là n’est pas notre enfant. Ça a été terrible, quand elle a dit ça, parce que je savais que c’était vrai même si je ne savais pas pourquoi. Elle ne se serait jamais trompée sur une chose comme celle-là. Alors je me suis penché vers l’enfant et je lui ai demandé: Tu n’es pas Bill Junior? Il me regardait en tremblant, et il a secoué la tête d’un air désespéré. Tu n’es pas Bill Junior?, j’ai répété plus doucement. Où est Bill Junior?, s’est mise à crier Louella. Mais le petit garçon ne disait toujours rien. Il pleurait en silence. Il ne t’a rien dit?, m’a demandé Louella qui pleurait elle aussi. Non, j’ai dit. J’ai fait toute la route avec lui depuis Coney Island, mais il n’a rien dit du tout. A ce moment-là, l’enfant s’est mis à faire ce bruit, quelque chose comme hon-hin-hon, et alors je me suis rappelé qu’il avait fait ça sur le chemin aussi. Tu vois, j’ai dit à Louella, il fait seulement ce truc-là. – Qu’est-ce que tu essaies de nous dire?, elle a demandé en se mettant à genoux devant l’enfant pour être à sa hauteur. Hein? L’enfant pleurait et pleurait, et même moi je voyais qu’en effet ce n’était pas Bill Junior, j’aurais eu du mal à dire exactement où se trouvaient les différences, mais enfin je voyais que ce n’était pas le même petit garçon mais un autre, qui avait trois ans lui aussi, et les mêmes cheveux bruns et la même salopette. C’est quand il a mis les mains sur ses oreilles, puis sur sa bouche, qu’on a enfin compris. Louella s’est redressée d’un coup. Bill, cet enfant est sourd-muet, elle m’a dit. C’est pour ça qu’il ne parle pas. Je l’ai vue, ma Louella, à ce moment-là, comme si je ne l’avais jamais vue avant. Elle a répété: Où est Bill Junior? Mais bien sûr à ça je n’avais pas de réponse. Ce qui s’est passé après, à quoi bon le raconter? On ne l’a jamais retrouvé. Louella est repartie dans le Mississippi. Et moi, je suis toujours là, avec mes deux histoires de sable et cette photographie.

CHAQUE SEMAINE, UN ÉCRIVAIN DÉPLOIE SON IMAGINAIRE À PARTIR D’UNE PHOTO DE SON CHOIX.

NÉE EN 1987, JULIA KERNINON EST THÉSARDE EN LITTÉRATURE AMÉRICAINE. ELLE EST L’AUTEURE DE BUVARD (PRIX FRANÇOISE SAGAN 2014) ET LE DERNIER AMOUR D’ATTILA KISS, TOUS DEUX PARUS AUX ÉDITIONS DU ROUERGUE.

PAR JULIA KERNINON

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