Deux femmes sous influence
Premier long métrage de Maryam Touzani, Adam orchestre, dans la médina de Casablanca, la rencontre fortuite de deux solitudes unies face à la pression sociale. Un huis clos intimiste, sensible et fort. Rencontre.
Le journalisme mène à tout, à condition d’en sortir. Ainsi Maryam Touzani, née à Tanger avec les années 80 et qui, après des études à Londres, retourne au Maroc pour bientôt troquer le stylo pour la caméra, enchaînant courts métrages et documentaires, avant de participer, en 2017, à l’écriture de Razzia, de Nabil Ayouch, dont elle interprète en outre l’un des rôles principaux. Deux ans plus tard, Adam, son premier long métrage comme réalisatrice, trace le portrait de deux femmes, Abla et Samia, l’une, veuve avec une enfant, l’autre enceinte en dehors des liens du mariage, unies dans une même solitude découlant de la pression sociale…
Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter l’histoire d’Abla et Samia?
Adam est né d’un vrai besoin de parler d’un ressenti quelque part plus fort que moi. J’avais rencontré une jeune mère célibataire il y a 17 ans maintenant, une femme que mes parents avaient accueillie, qu’on ne connaissait pas, et qui est venue taper à notre porte. Elle était enceinte de huit mois, seule, désemparée, apeurée et n’avait aucun endroit où aller. Mes parents lui ont ouvert la porte, pour quelques jours au début, qui se sont transformés en quelques semaines, cela a duré jusqu’à la fin de sa grossesse. J’ai vécu toute cette période avec elle, jusqu’au moment où elle a accouché et même quand elle est allée donner son enfant à l’adoption. Ça m’a bouleversée. Et puis, j’ai surtout vu une jeune femme se transformer en mère, son instinct maternel se réveiller malgré tous ses efforts pour essayer de le contrôler, parce qu’elle savait que cet enfant, elle n’y avait pas droit, qu’il fallait qu’elle le donne pour pouvoir continuer son chemin. C’était très douloureux à vivre. Ça s’est terminé, et on s’est séparées.
Comment cette histoire vous a-t-elle « rattrapée »?
Quinze ans après -dix-sept maintenant-, je suis tombée enceinte de mon premier enfant. Et je me suis retrouvée à penser sans cesse à elle parce que j’ai vraiment ressenti dans ma chair ce qu’elle avait vécu. Je l’avais vu de l’extérieur, mais là, ça prenait une autre dimension. Je me suis mise à écrire de manière instinctive, sans vraiment penser à un film, mais j’avais besoin de raconter cette histoire. Entre-temps, beaucoup de choses s’étaient passées dans ma vie également, j’avais vécu le décès de mon père, des choses qui m’avaient bouleversée, et c’est comme ça que j’explique la naissance du personnage d’Abla. Je savais d’où venait Samia et pourquoi je la racontais; avec Abla, c’est venu un peu plus tard. En les écrivant, j’ai exploré des choses à l’intérieur de moi-même.
Ce sont deux personnages que rapproche leur solitude, et qui sont confrontés aux deux extrêmes de la vie, avec notamment ce constat terrible: « la mort n’appartient pas aux femmes »…
Il y a un personnage, Samia, à qui l’on vole la vie qu’elle porte parce qu’elle n’y a pas droit, la société en ayant décidé autrement. Tandis qu’Abla, on lui a volé la mort de son mari qu’elle n’a pu accompagner lors de son enterrement, parce que ça fait partie de toutes ces traditions obsolètes qui continuent à régir notre vie parce qu’elles sont inscrites dans notre culture. La société a décidé que les femmes n’allaient pas au cimetière, c’est comme ça, on ne le remet pas en question. En parlant de l’injustice face à la mort vécue en tant que femmes, je voulais parler de toutes ces choses que l’on vit aussi face à la vie, parce qu’on est dans une société très patriarcale.
Vous parlez de traditions obsolètes, et cette histoire a germé il y a dix-sept ans déjà. Cela veut-il dire que les choses n’ont pas changé pendant ce laps de temps?
J’aurais beaucoup aimé dire que oui, mais non, malheureusement, elles n’ont pratiquement pas changé. Il y a des petites avancées qui se sont faites dans les lois par rapport aux enfants nés hors mariage et à leur statut. Mais dans la réalité, la majorité de ces lois ne sont même pas appliquées, et elles n’ont pas de véritable incidence sur le sort de ces femmes ni de leurs enfants. Ces femmes continuent à subir les foudres de la société: encore aujourd’hui, la pire chose qui puisse arriver à une femme, c’est d’être mère célibataire. Et cela, peu importe la couche sociale dont elle provient, la seule différence étant que, quand on vient d’un milieu plus aisé, on peut partir à l’étranger se faire avorter, ou trouver les moyens de se faire avorter au Maroc, même si c’est illégal. Mais quand on n’a pas les moyens, on se retrouve complètement marginalisée, rejetée par ses parents, par sa famille et par la société. Pareil pour les enfants naissant d’une relation où les parents ne sont pas mariés, qui sont mis au ban de la société, et traités comme des moins que rien. Je trouve désolant de voir qu’en 17 ans, ça ait tellement peu changé, même s’il y a des associations féminines qui se battent pour ces femmes. Mais ce n’est pas suffisant: ce qu’il faut changer, ce sont les mentalités, ce qu’il faut faire évoluer, c’est le regard des gens, parce que ce qui dicte notre manière d’agir au Maroc, c’est surtout la société. C’est en changeant la pression sociale que les choses peuvent vraiment évoluer. Ça se passe au niveau des lois, mais surtout dans l’esprit des gens.
Un film peut-il contribuer à faire évoluer les mentalités?
Complètement, j’y crois profondément. Depuis que le film a été montré à Cannes, on a commencé à reparler des mères célibataires. Et depuis sa sortie au Maroc, des débats s’y sont greffés. Il y a un vrai désir de pouvoir parler de cette problématique-là, mais pas seulement, comme l’a montré, récemment, l’affaire Hajar Raissouni, par rapport à l’avortement, à la liberté de disposer de son corps, au fait de dépénaliser les relations sexuelles hors mariage. Il y a eu un vrai débat de société, et une réaction extrêmement puissante de la société civile à travers des pétitions, des sit-ins, des manifestations, avec une jeunesse qui commence aussi à s’accaparer d’anciennes luttes en voulant agir à sa manière. Le film rencontre une époque. Dans une société qui est plus ou moins à 80% analphabète, je crois vraiment au pouvoir de l’image. Je n’ai pas fait Adam forcément pour porter un message, mais je sens qu’il arrive à toucher les gens.
Adam embrasse un sujet de société fort, tout en restant du côté du cinéma et de l’humain justement. C’était essentiel à vos yeux?
J’avais envie avant tout de faire un film sur des personnages qui me touchent. Et de pouvoir laisser la société à l’extérieur, de ne pas faire un constat de société ou un film à message, mais de raconter ces personnages de manière à les ressentir réellement. Et à travers ça, comprendre l’impact de cette société sur eux. Voilà pourquoi j’ai opté pour une manière tellement intimiste de raconter l’histoire, avec très peu de personnages, presque un huis clos, une société qui reste à l’extérieur, juste assez présente pour que l’on puisse comprendre le contexte, et pouvoir vraiment vivre son impact sur les personnages à travers leur intériorité.
On a pu voir récemment une série de films de femmes réalisatrices du Maghreb. Assiste-t-on à une prise de parole plus importante que par le passé?
Quelque chose de très beau est en train de se passer, c’est qu’on se rend compte à quel point il est important de raconter nos histoires, sans se poser trop de questions et en allant de l’avant. Cette sorte d’ébullition a un côté contagieux. Beaucoup de jeunes femmes qui font des écoles de cinéma m’ont envoyé des messages pour me dire combien elles se sentaient encouragées en voyant Adam sélectionné à Cannes. Ça leur a donné envie de dire des choses, et a réveillé chez elles ce besoin de raconter leurs histoires, de sentir qu’elles ont une place et des choses à dire. Il y a une vraie ébullition, et ça, c’est très beau à vivre et à ressentir.
Premier long métrage de Maryam Touzani, Adam trace le portrait de deux femmes au croisement de leur solitude, Samia, marginalisée parce que enceinte en dehors des liens du mariage, et Abla, fermée au monde faute d’avoir pu faire le deuil de l’être aimé. Sous les traits fanés de cette dernière, Lubna Azabal, l’actrice belge ayant délaissé les caprices de la diva de soap de Tel Aviv on Fire pour la sobriété d’un rôle tout en intériorité -« c’est difficile, un rôle comme celui-là, parce qu’on n’est pas que dans la rétention, il faut donner aussi, mais de façon parfois imperceptible, par petites touches. » Ce personnage de pâtissière repliée sur elle-même, la réalisatrice le destinait a priori à une actrice marocaine, pour une série de raisons objectives, raconte la comédienne. Mais voilà, alors que Maryam Touzani lui avait demandé à lire le scénario « par curiosité« , Lubna Azabal en est tombée littéralement amoureuse. « À travers cette histoire qui a l’air simple, une rencontre entre deux femmes, et même trois avec la gamine qui est extrêmement importante parce qu’elle représente peut-être les générations à venir, j’avais l’impression que l’on parlait de la moitié de l’humanité, voire des trois quarts. C’est-à-dire de tous ces pays, de toutes ces régions qui sont terrassés par les religions et par un patriarcat qui les oppressent au quotidien, qui leur expliquent comment il faut qu’elles mangent, qu’elles voient, qu’elles habitent et qu’elles se comportent. On peut parler de tous les pays arabes, on peut pointer l’Amérique latine, et même de tout petits villages dans le sud de l’Espagne: tous les endroits où la religion nourrit les cerveaux et oppresse, en ligne de mire, ce sont les femmes. »
Une bougie dans une pièce noire
Abla, elle l’envisage comme un personnage de Garcia Lorca, « ces femmes mystérieuses qui sont enfermées, qui ne parlent ni ne se plaignent, et sont quasiment fantômatiques« , aussitôt convaincue de pouvoir l’incarner en trois dimensions. Reste à surmonter divers écueils, le moindre n’étant pas la langue. « Mon marocain est précaire, ce qui n’était pas trop grave, je pouvais apprendre phonétiquement. Mais l’accent, qui ne dérange probablement pas pour une audience française ou belge parce qu’on n’a pas les subtilités, pour une audience maghrébine ou arabe, c’est l’équivalent de Jane Birkin qui parle en français. J’ai travaillé avec une coach comme une acharnée. Mon contrat stipulait même qu’ils avaient le droit de me doubler par une actrice marocaine. » Précaution inutile, l’actrice apportant au personnage des nuances subtiles, non sans évoluer à l’unisson de ses partenaires, Nisrin Erradi en particulier -« cette connexion qu’on a eue tout de suite, c’était déjà 80% de gagnés pour le film. » Et de faire front de concert face à la pression sociale, donnant visages humains à un enjeu de société, manière la plus sûre, peut-être, de faire bouger les lignes. « Un film peut servir le changement. C’est comme mettre une bougie dans une pièce noire, ça l’éclaire un peu. Je vois une évolution, mais sur plusieurs générations. Changer les mentalités prendra du temps, et ça passera par la femme, parce que c’est elle qui a les clés de la transmission et de l’éducation. »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici