Desproges en p(r)oche

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PARMI UNE MULTITUDE D’ANTHOLOGIES, L’UNIQUE ROMAN DE PIERRE DESPROGES, PUBLIÉ À LA VEILLE DE SON DÉFINITIF SALUT, RESSORT CES JOURS-CI EN POCHE.

Des femmes qui tombent

DE PIERRE DESPROGES, ÉDITIONS POINTS-SEUIL, 146 PAGES.

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On a coutume depuis un bail d’associer à l’oeuvre de Pierre Desproges l’adjectif -vidé de sens à force d’être usé jusqu’à la corde- de « grinçant ». En toute logique, le terme a été encore utilisé maintes fois au sujet de son unique roman, Des femmes qui tombent, initialement publié au Seuil en 1985, soit une poignée d’années avant sa rapide disparition, à la veille de la réélection à la présidence de la République française de François Mitterrand. Pour autant, et tandis que son éditeur propose ces jours-ci de redécouvrir ce texte au format poche, il apparaît évident que le caricaturer ainsi serait aller un peu vite en besogne.

En effet, en sus de la multitude de perles stylistiques quasiment punks -en tout cas libres comme l’air- que recèle chaque page de l’ouvrage, on trouve notamment ce portrait en « faux misanthrope » du médecin imaginaire Jacques Rouchon, qu’il serait de mauvaise foi de ne pas appliquer à l’auteur lui-même: ce dernier aime « trop les humains pour les tolérer médiocres ». Ainsi, s’il plante son décor dans le patelin de Cérillac, abandonné par « le dernier émigré connu [… ] après l’écrasement des troupes d’Abd al-Rahman et la subordination de l’Aquitaine aux volontés de Charles Martel quelque douze siècles plus tôt », il le fait plus à la manière d’un Chabrol, voire d’un Brassens (qui apparaît d’ailleurs dans le roman), que d’un ricaneur méprisant: la dimension paumée du décor sert surtout à moquer les crétins locaux -du boucher prodigue en platitudes aux élus du coin courageux comme des girouettes. Et à s’offrir, au passage, de grandes tranches bien assaisonnées d’études de moeurs aussi tristounes que bien senties.

Réjouissantes envolées

L’histoire? Ah oui, l’histoire. À Cérillac, donc, le médecin Rouchon (parfois « si profondément, si totalement » amoureux de sa femme alitée que, « se sentant assoiffé, il [boit] un verre d’eau »), un journaliste et quelques policiers empotés se retrouvent confrontés à la mort violente, inattendue, énigmatique d’une, puis deux, puis de la quasi-totalité des femmes de la communauté: « Les aïeules, les mères, les épouses, les maîtresses, les pieuses, les catins, les salopes et les saintes, les divines et les pouffiasses, les feignasses et les dures au mal, les prudes et les saute-au-paf, les allumeuses et les éteignoirs, les bronzées, les pâlottes et les blanches à pois rouges, celles d’un seul homme et celles à soldats. » Dans des conditions toujours diverses, systématiquement spectaculaires, jamais aisées à expliquer. Le lecteur comprendra, au fur et à mesure de la progression du récit, le pourquoi du comment, qui tire très librement vers le n’importe quoi apparent, puisqu’il convoque au festin des bestioles téléguidées et d’étranges personnages mangeurs de caoutchouc.

Délirante intrigue, donc, mais tout autant délicieuse, agrémentée surtout d’une frénésie contagieuse pour la transe littéraire, dont le nouveau préfacier Philippe Jaenada semble s’être délecté sans réserve. Et si les saillies vachardes à l’égard du pauvre fils diminué de Rouchon pourraient militer pour la remise à l’ordre du jour de l’adjectif « grinçant » au sujet de cette foire à l’inventivité, pour le reste, aucun doute, c’est d’enivrement, d’outrance et de réjouissantes envolées qu’il est plutôt question.

FRANÇOIS PERRIN

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