BORIS TELLEGEN, MIEUX CONNU SOUS LE PSEUDO DE DELTA, S’EXPOSE JUSQUE FIN DÉCEMBRE CHEZ ALICE. ISSU DU GRAFFITI DES ANNÉES 80, CET ARTISTE NÉERLANDAIS SIGNE AUJOURD’HUI UNE OUVRE COMPLEXE TRAVAILLÉE PAR LA NOTION DE MUR.

C’est en plein montage d’exposition que l’on surprend Delta. Super détendu et looké plutôt lousy, il s’active avec son assistant. Tranquillement, ce quadra alerte à l’£il doux passe du projecteur à son laptop pour peaufiner la liste de lecture, plutôt électro minimaliste, dont il entend bien faire le fond sonore de l’interview. Il ne faut pas longtemps pour comprendre que l’on se trouve devant un artiste qui n’a rien à prouver et qui n’est pas là pour « vendre » sa camelote. Pas d’esbroufe, juste les mots exacts qui collent à un graffeur profondément habité par son travail. Depuis qu’il a commencé dans la rue, Boris Tellegen s’est choisi le nom de Delta, alter ego jetant un regard aiguisé sur la ville. Sa vie, son £uvre, de A à W.

AMSTERDAM:  » J’y habite depuis que j’ai 5 ans. C’est ma référence ultime en matière de tissu urbain. Comme le veut l’image d’Epinal, je m’y déplace la plupart du temps en vélo… surtout quand il fait beau. En dehors de cela, cette ville m’a fait naître artistiquement. La scène graffiti a ceci de particulier qu’elle ne peut se résumer à un style identifiable. Dès le départ, chacun y est allé de sa propre contribution au genre. Cet éclatement fécond -en ce qu’il ne gomme pas l’individu- a eu une profonde influence sur moi. »

BRUIT:  » Il s’agit d’une dimension du monde cruciale pour moi. J’y suis très attentif. J’écoute de la musique -tous genres confondus- en permanence. J’en fais moi-même, notamment à travers des collaborations ponctuelles avec DJ Mace. »

CASANIER:  » C’est dans mon studio que je me sens le mieux. Je n’ai pas besoin d’arpenter le monde dans tous les sens pour nourrir mon travail. »

DESIGN:  » Le design industriel est ma formation. Je suis ingénieur. J’ai refusé de suivre ce cursus professionnel qui allait m’amener derrière un bureau au service de la croissance et du profit. J’ai préféré me servir de ce bagage formel -les maquettes, les vues en plan…- pour développer une vision du monde « poétique » au sens propre du terme qui signifie « faire, forger » en grec ancien. Cette formation me permet d’appréhender la réalité autrement. »

ÉVOLUTION:  » S’il est un fil rouge qui traverse mon travail, c’est le mur. Ils sont la trame même de mon évolution artistique. C’est sur les murs que j’ai commencé et aujourd’hui, je continue de dialoguer avec eux dans une perspective différente. On peut lire mes £uvres les plus récentes comme un avatar tridimensionnel des lettrages dont je me servais autrefois. »

GRAFFITI:  » J’ai commencé le graff à l’âge de 14 ans -c’est à ce moment-là que j’ai pris le nom de « Delta » que je trouvais particulièrement cool. A cette époque-là, le début des années 80, je faisais partie des pionniers en Europe. J’ai poursuivi cette pratique pendant pas mal de temps en expérimentant tous les désagréments qui sont le parcours classique du graffeur, amendes et travaux d’intérêt collectif. Je me suis fait un nom -de façon internationale- grâce à un lettrage particulier à l’effet 3D que je peaufinais des heures durant dans mes sketchbooks. D’autres artistes issus de la rue ont vu cela comme une véritable révolution. J’ai toujours eu une approche esthétique du graffiti, il n’a jamais été question pour moi de marquer un territoire mais bien de forger un style propre, de trouver un moyen d’expression qui me correspondait. Tout vient de là, je n’ai eu de cesse de creuser de plus en plus profond à l’intérieur de cette brèche que j’ai entrouverte. C’est l’une des raisons pour lesquelles je ne me suis pas complètement défait de mon pseudonyme, j’estime que je suis toujours connecté à mes débuts dans la création même si j’ai beaucoup évolué. En revanche, contrairement à ce que certains pensent, je n’estime pas appartenir à la scène street art actuelle. »

INQUIÉTUDE:  » Je me tiens au plus proche de l’actualité politique et économique. Je me sens très concerné par tout ce qui se passe en ce moment, je pense d’ailleurs que mes 2 enfants ne sont pas étrangers à ce sentiment. J’ai décidé de m’engager, en étant bien conscient du fait que ma contribution est modeste, de la façon suivante: je ne me déplace plus jamais en avion. J’estime que c’est le minimum que je puisse faire. Il est étonnant de voir à quel point cela libère l’esprit. Moins on a de possibilités, plus on va à l’essentiel. On me propose de bosser en Chine, c’est non, d’office. En ce sens, les gens qui choisissent la décroissance se simplifient radicalement la vie. »

LEGO:  » A l’image de ce que fait mon fils avec les fameux blocs de construction, je vois mon travail comme un immense jeu de Lego fait de superpositions que j’espère les plus atypiques possibles. La seule différence réside dans la variété des matériaux et dans l’état d’esprit, je suis bien moins spontané que peut l’être mon fils. »

MATÉRIAUX:  » J’explore des matériaux aussi divers que le bois, le métal, le papier, le carton, la mousse de polyuréthane. Je m’en sers pour faire des sculptures, des collages, des installations complexes et des tableaux. »

ORDRE:  » En un certain sens, toute mon £uvre va à l’encontre de l’ordre, des schémas préétablis. Nous sommes encerclés par des représentations beaucoup trop rigides: une voiture doit posséder 4 roues, l’importance de la symétrie, les murs droits, les angles… Autant d’évidences pernicieuses, limitatives… Cet ordre des choses présenté comme salutaire et perçu comme le garde-fou d’un système censé évoluer vers le mieux ne me satisfait pas du tout. Au contraire, je vois l’ordre comme une barrière, un élément réducteur. Je lui y oppose un chaos foisonnant et complexe. Il est important que l’£il puisse se perdre et se remettre en question. »

PLAN:  » On peut voir de nombreuses ressemblances entre mes réalisations et les plans d’une ville. J’aime dialoguer avec l’architecture mais d’une façon très particulière, comme si les bâtiments étaient vus avec du recul, dans une sorte de flou créateur. Il y a un double mouvement à la fois d’aplatissement et de déploiement dans l’espace. »

RUINES:  » Il s’agit d’une source d’inspiration majeure pour moi. Les décombres et l’aspect détruit de ce qui autrefois était construit guident mon imaginaire. Les chancres et les bâtiments à l’abandon constituent l’aspect de l’architecture qui m’influence le plus. »

SEUIL:  » Artiste en arts visuels et médiatiques, j’explore le seuil entre l’espace géographique réel et l’espace imaginé. Je m’intéresse à ces 2 moments d’espace comme un mouvement entre extériorité et intériorité, une circulation entre le dehors et la pensée. »

TRAHISON:  » Pour moi, le post-graffiti n’a rien d’une trahison. Je ne comprends pas pourquoi il faudrait opposer « rue » et « galerie ». C’est un faux débat, un purisme de pacotille. Personnellement, je ne me suis jamais placé autrement que dans une perspective esthétique. La street -ou la n’importe quoi d’autre- credibility tient à la démarche formelle d’un artiste. Il n’y que cela qui compte. »

VIDEO GAMES:  » Au début de ma carrière, les jeux vidéo étaient une influence majeure de mon travail. Aujourd’hui, je n’ai plus de temps à leur consacrer. Je garde une nostalgie profonde des premiers jeux d’arcade du début des années 80 dont le graphisme était rudimentaire en raison de la simplicité du hardware. Cette limite technologique était ultra féconde, preuve que la création naît sous la contrainte. »

WORKING DAY:  » Une journée de travail type commence en général par un réveil vers 6 h 30. Comme c’est beaucoup trop tôt, j’essaie de rester au lit jusque 7 h. Après le petit-déjeuner, je conduis mes enfants à l’école, ce qui me laisse de 9 h à 17 h pour bosser dans mon studio. J’en sors rarement. Pendant la soirée, j’ai toujours un carnet de dessin avec moi pour y consigner des idées et esquisser des projets. Le fait d’avoir toujours un sketchbook avec moi est sans doute l’héritage le plus significatif de mon travail dans la rue. Ce « work in progress » que l’on peut constamment modifier s’avère être le meilleur moyen pour passer d’une idée à la réalité. » l

u ABUNDANCE, BORIS TELLEGEN AKA DELTA, ALICE GALLERY, 4, RUE DU PAYS DE LIÈGE, À 1000 BRUXELLES. JUSQU’AU 23/12. WWW.ALICEBXL.COM

TEXTE MICHEL VERLINDEN

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