Michael Rother a brièvement joué dans Kraftwerk et fondé le séminal Harmonia, mais c’est avec le duo Neu! et son moissonneur-batteur Klaus Dinger qu’il trouve le groupe de sa vie. La parution d’un album d’inédits vient confirmer l’extraordinaire vision musicale de ce membre influent de la vague germanique seventies.

A la fin du premier album de Neu! -paru en 1972-, on se trouve pris dans Lieber Honig, une galerie de clapotis troglodytes: sous une réverbération qui s’amplifie, on croit entendre des bruits de rames fuyant l’obscurité claustrophobe. Mais cela pourrait être aussi la métaphore sonique d’un placenta humain arrivé à terme, ou l’écho de sa propre noyade dans un dédale d’angoisses, de mystère et de rythmes primitifs. Trois quarts d’heure plus tôt, on entrait dans ce disque inclassable par Hallogallo, une excroissance rythmique poussée par la démente batterie métronomique de Klaus Dinger, véritable motorik en 4/4 qui devient d’emblée la marque de fabrique du duo. Sur ce beat assoiffé, la guitare de Michael Rother lâche de longues notes acides, comme une planerie qui se ferait tabasser avec un plaisir partagé. Corolles de mouettes soniques, mirages de larsen, entrelacs de 6 cordes hypnotiques, gargouillements amniotiques, intros -littéralement- en marteaux-piqueurs, les chansons instrumentales voguent entre expérimentations contrôlées, caresses lysergiques et coups de cravaches rythmiques. Ni synthés ni claviers, uniquement des guitares, basses, batteries, filtrés, échoïfiés, reformatés. Michael Rother, né en 1950, explique:  » J’avais connu le choc du rock’n’roll, de Little Richard, que mon frère aîné de 10 ans écoutait. Et puis toute la vague anglaise déferlant sur l’Allemagne: j’avais vu Hendrix en ’68 à Düsseldorf, j’avais été déçu par la qualité du son mais très impressionné par sa dextérité, la guitare derrière la tête (sourire) , la virtuosité. Assez vite, j’ai senti qu’il fallait quitter les « héros », quitter le blues. Avec Neu!, notre approche était très ambitieuse, il fallait créer quelque chose de neuf, qui ne soit l’écho de rien d’autre, utiliser autrement la pédale wah wah, la fuzz box, la machine delay. Klaus et moi avions en commun le mouvement, voler, conduire, un rythme qui ne s’arrête jamais. » L’ensemble rompt spectaculairement avec l’époque et annonce de façon prémonitoire la disco, la techno, l’électro, le garage, les régiments industriels, et influence là, plusieurs générations postérieures, de PIL à Joy Division, de Brian Eno à Radiohead, de Sonic Youth à The Horrors, de Wilco aux Red Hot Chili Peppers dont John Frusciante, grand fan, invite Michael Rother sur scène à plusieurs reprises avec le groupe star US. Assez vite, à sa sortie, en 1972, l’album essaime au-delà des freaks allemands, particulièrement en Grande-Bretagne où le NME , le Melody Maker et John Peel s’enthousiasment bruyamment. Une raison à cela: la musique british d’alors (glam ou prog-rock) n’a strictement rien à voir avec cette bizarrerie flambante, en provenance d’une scène allemande qui tente de faire table rase du (lourd) passé de son pays. Il est toujours hasardeux d’établir un lien obligé entre vie et création mais la musique de Neu! résonne des épisodes traversés par Michael Rother: une enfance au Pakistan -il n’en oubliera jamais les musiques sans fin- et une année passée à 18 ans comme travailleur en hôpital psychiatrique:  » C’était un choc, une expérience, de voir les gens enfermés, attachés, isolés. »

Deux albums studios pratiquement aussi marquants suivent, Neu! 2 en 1973, Neu! ’75 en 1975: dans le premier, qui inaugure les claviers, il y a un poil de vocaux, mais sous forme d’onomatopées cromagnons et autres vagissements barrés ( Lila Engel). Le disque avale toujours de la batterie cintrée au kilomètre ( Für Immer), traficotant à mort la réverb maniaco-dépressive ( Spiztzenqualität). Surtout, Neu! invente le remix pour cause économique… Fauché à mi-parcours de l’enregistrement, il décide que la seconde face (à l’époque vinyle) sera exclusivement constituée du single  » Neuschnee/Super » joué à des vitesses différentes: la critique hurle au foutage de gueule, mais le résultat sonique est pour le moins déconcertant. Ralenti, Super 16 sonne comme du Public Image toxoplasmosé et Cassetto comme un cousin -bon pour l’asile quand même- du Metal Music Machine de Lou Reed. Et, bien sûr, là, dans cet accident artistico-économique, Neu! prend 10 ou 15 ans d’avance… Rother:  » Le problème avec Neu!, c’était qu’il était impossible de recréer en scène les couleurs des disques. En 1972, on a essayé de jouer une demi-douzaine de fois en concert, et ce fut un désastre. Et à l’époque, pré-enregistrer des choses vous faisait passer pour des menteurs! Même en rajoutant des musiciens, cela ne marchait pas. Le disque live qui existe -Neu! 72 Live In Düsseldorf- n’est d’ailleurs qu’un enregistrement médiocre d’une répétition que Klaus a sorti bien plus tard, en 1996, sans même m’en avertir… » Le troisième larron discographique, Neu! ’75, confirme le schisme entre Dinger et Rother qui ont signé un pacte de compromis sonore: la première face du LP sera laissée à Rother et ses dérives ambient, parfois vocalisées ( Leb’Whol), la seconde sera l’affaire de Dinger, saisissant voix et guitare dans 3 morceaux décharnés où 2 batteurs boostent un beat assassin. Dans son album Heroes -qui sort 2 ans plus tard-, Bowie rend hommage au morceau proto-punk Hero de Dinger qui annonce aussi la vague incendiaire Pistols/Clash. Avant que le duo n’implose définitivement, une tentative avortée de réunion en 1985-86 n’aboutit qu’à un disque bâtard – Neu! 4- sorti en douce par Klaus Dinger sur un label japonais en 1995: Rother apprend son existence par un télégramme… De cette drôle de carrière conflictuelle bousillée par la mésentente épidermique entre les 2 protagonistes majeurs, sort aujourd’hui un mini-coffret comprenant un EPK et un album inédit en grande partie composé de morceaux retravaillés et remixés sur les cendres du Neu! 4 par Michael Rother, désormais seul à bord après la mort de Klaus Dinger au printemps 2008 (voir critique en page 35).

1000 LSD

C’est en novembre dernier que l’on rencontre Michael Rother au centre-nord de l’Allemagne. Prétexte: parler de l’album inédit d’Harmonia, groupe qu’il partage un moment, en 1976, avec Brian Eno (1). Mais la longue soirée dans une auberge aux contreforts bourgeois déborde naturellement sur la richesse d’une vie-puzzle. Le lendemain, on est chez lui, au c£ur d’une ferme du XVIe siècle au toit dangereusement fatigué.  » Le plafond du studio s’est écroulé et il y a eu une fuite, heureusement, les archives n’ont pas été endommagées. » A 59 ans, Rother -qui migre l’hiver à Hambourg- ressemble à un beau gosse taiseux. Un peu de temps est nécessaire pour dompter sa confiance. Les blessures de Neu!, ses rapports barbelés avec Dinger, les trahisons et basses £uvres commerciales de celui-ci puis sa brusque mort il y a 2 ans, tout cela a changé Michael Rother malgré d’autres expériences, couronnées de succès, en solo ou en groupes.  » Tout mon système était dans Klaus, toute l’interaction de Neu! venait de lui et moi, de ces structures qu’on avait voulues ouvertes. Mais au fur et à mesure, son comportement a changé: il avait pris beaucoup de pilules, plus de 1000 LSD (2), vivait sur sa propre planète, de plus en plus seul. Il faisait des choses folles, écrivait sur les murs, était complètement sur le chemin de la parano peut-être parce que sa musique n’allait nulle part. Je ne le supportais plus, sa présence n’était pas plaisante. » Quand Dinger  » qui disait non à tout » est mort, Rother a dû négocier avec sa veuve, une artiste japonaise, qui s’est montrée coopérante. Il a digitalisé l’ensemble des bandes d’origine -parfois des masters de troisième génération- et s’est attaché à un travail de reconstruction, ramenant parfois une jam de 20 minutes à 4 fois moins. Curieux destin de ce groupe qui perpétue un fantasme vieux de 4 décennies et vend plus de disques depuis les rééditions de 2001 que de son vivant. Michael Rother aura 60 ans en septembre: l’avenir est toujours dans la digestion de cette période où Neu! faisait péter les verrous du rock. Il s’apprête à partir en tournée européenne à l’été 2010 -aucune date belge- sous le titre Michael Rother and friends perform the music of Neu! avec des musiciens comme Steve Shelley, batteur de Sonic Youth. Pour l’heure, devant le vin blanc de Basse-Saxe, on capte des signes de ce que fut cette fameuse révolution allemande. Fils de pilote, Rother migrait au gré des transhumances paternelles: Pakistan, Angleterre. Le père  » qui détestait l’armée nazie », prisonnier des Russes en Sibérie, meurt quand il a 15 ans. Lui-même, a priori  » pas très politisé », connaît la période brûlante de ’67-68: les émeutes de Berlin pour la venue du Shah d’Iran, Rudy Dutschke, l’Etat fliqué, le Vietnam, les cheveux longs interdits au lycée, l’objection de conscience. L’arrivée dans la musique, initialement via des groupes qui copient les Anglais, précède la rencontre avec Kraftwerk dans lequel lui et Klaus Dinger jouent pendant quelques mois en 1970-71.  » J’étais impressionné par Florian Schneider, sa façon de jouer comme personne de la flûte électronique. Parfois, j’allais dîner chez lui dans une grande et riche maison bourgeoise de Düsseldorf. Son père, qui était un architecte célèbre, était terriblement dur et grossier, j’avais pitié de ce gosse qui devait supporter tout ce poids psychologique. » Florian Schneider a quitté Kraftwerk fin 2008, Michael Rother, d’une certaine façon, n’est jamais parti de Neu!

(1) formé avec l’allemand Hans-Joachim Roedelius et le suisse Dieter Moebius,

Harmonia va produire 3 albums proto-ambient avec Rother entre 1973 et 1976, dont Tracks And Traces enregistré avec Eno en septembre 1976 dans la ferme-studio de Rother. Il est reparu fin 2009 chez Rough Trade. Depuis 2007, Harmonia s’est reformé pour des concerts.

(2) une seule peut suffire à un mauvais trip.

Le box Neu! est distribué par Rough Trade, également en version vinyle (chic et coûteuse). RT ressortira individuellement les 3 premiers disques de Neu! en septembre.

Texte Philippe Cornet

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