DON CHEADLE PASSE DERRIÈRE LA CAMÉRA POUR SIGNER UN PORTRAIT IMPRESSIONNISTE DE MILES DAVIS, ARPENTANT AU GRÉ D’UNE PARTITION SINUEUSE LA VIE DU GÉNIAL TROMPETTISTE DONT IL LIVRE UNE INTERPRÉTATION MIMÉTIQUE.

Don Cheadle interprétant Miles Davis, il y avait là comme une évidence. Et l’acteur raconte comment, au fil des ans, il n’a cessé d’être approché par des inconnus, fans ou proches du musicien, venus lui dire qu’ils ne voyaient que lui dans le rôle. De là à franchir le pas, il y avait de la marge, et l’idée restera en suspens jusqu’à ce jour de 2006 où, quinze ans après sa mort, le trompettiste est introduit au Rock’n’roll Hall of Fame. Alors qu’on lui demande si un film lui sera jamais consacré, son neveu répond par l’affirmative, avant d’ajouter: « Don Cheadle jouera le rôle. »

Soit le début de l’aventure qui, une décennie plus tard, débouche sur Miles Ahead, long métrage qui vaut également à l’acteur de faire ses débuts de réalisateur. « J’ai alors rencontré la famille de Miles Davis, qui m’a soumis ses idées. Elles n’étaient pas inintéressantes, mais ne m’inspiraient pas outre mesure. Je ne cherchais pas spécialement à jouer Miles, et en tout cas pas dans un biopic classique. Je voulais que le film le capture tel qu’il était: plein d’inspiration, mais aussi d’humeur changeante et dangereux, le vrai O.G., Original Gangster, en quelque sorte. J’imaginais un film avec des poursuites, des échanges de coups de feu, des trucs un peu dingues, le tout inspiré par sa musique. Ils ont trouvé cela super, et je leur ai dit de me faire signe quand quelqu’un aurait écrit cette histoire, que je me tiendrais prêt. Quand j’ai réalisé que rien ne bougerait si je n’écrivais pas ce film moi-même, je me suis attelé à la tâche… »

Cheadle ne s’avance pas en terrain inconnu, la musique de Miles Davis l’ayant bercé depuis sa plus tendre enfance. « Elle fait partie de ma vie, j’ai grandi avec elle. J’ai longtemps joué du saxophone, avant d’apprendre la trompette pour le film. Mes parents aimaient Miles Davis, et quand j’étais gamin, je rentrais ventre à terre de l’école pour écouter leurs 78 tours. On pouvait facilement les ralentir d’une octave, afin de décrypter les solos. Je passais mon temps à les retranscrire, ceux de Cannonball Adderley en particulier, en essayant de comprendre comment les jouer. On peut donc considérer que j’ai longtemps étudié cette musique. Et quand j’ai fini par quitter la demeure familiale pour entamer mes études universitaires, j’ai embarqué pas mal de leurs albums de Miles. Il m’a toujours accompagné. »

S’associant à Steven Baigelman, auteur en son temps de Feeling Minnesota, avec Keanu Reeves et Cameron Diaz, mais aussi impliqué plus récemment dans Get on Up, le film biographique consacré à James Brown, l’acteur-réalisateur va entreprendre l’écriture de Miles Ahead à rebours des canons du biopic. « Je ne voulais pas tomber dans le piège d’un film qui l’accompagne du berceau à la tombe, ou qui fasse l’inventaire des hauts et des bas de son existence. Mon ambition était d’être aussi créatif et inventif avec mon médium qu’il l’avait été dans son art et de tourner un film dans lequel Miles Davis aurait aimé jouer. » Vibrer à l’unisson de Miles Davis plutôt que de s’en tenir à sa description, en somme. En quoi le film réussit plutôt joliment, cernant quelque chose comme l’esprit du jazzman, dont il revisite arbitrairement l’existence mouvementée au gré d’une construction éclatée. « Tous les faits sont rigoureusement exacts, souligne le réalisateur. Miles s’est fait tirer dessus en bagnole, il a enregistré une session secrète dont les bandes ont été dérobées, et tous les éléments fastueux sont empruntés à la réalité. Il y a autant d’éléments objectifs que dans n’importe quel biopic, à la différence que je ne cherche pas à limiter notre créativité. Nous appliquons à son existence les préceptes qu’il mettait en pratique dans sa musique, à savoir de ne pas regarder en arrière, ne pas avoir peur des erreurs, tendre à quelque chose de nouveau… » À quoi Miles Davis ajoutait cette qualité rare tenant en cinq petites lettres -le génie.

Une partition plutôt qu’un scénario

Son parcours, Miles Ahead l’aborde par la face sombre, lorsque, dans les années 70 déclinantes, Davis disparaît des radars pendant cinq ans.« L’idée, poursuit Don Cheadle, était d’extérioriser le processus intérieur d’une personne créative confrontée à l’angoisse de la page blanche. Une situation beaucoup plus amère pour Miles que pour la plupart, parce qu’il était extrêmement prolifique. En tant qu’auteur, cela m’intéressait de voir comment un musicien ayant eu un impact essentiel sur la musique pendant 30 ans pouvait caler à un moment, et c’est ce que nous avons choisi de creuser, même si beaucoup d’autres facettes de son existence m’intéressaient, de sa rencontre avec Charlie Parker à ses permutations d’artiste. Mais sur le plan humain, je me demandais ce qui lui était arrivé quand il n’avait plus su quoi dire. » Soit le socle d’un film questionnant les affres de la création et les multiples facettes, en ce compris autodestructrices, de Davis. Et s’aventurant dans diverses directions pour en brosser un portrait impressionniste en un montage de va-et-vient dans le temps, la musique constituant le moteur de ce qui s’apparente parfois plus à une partition qu’à un scénario, avec changements de rythme et ruptures de style.

Cheadle a découvert la musique de Miles Davis avec Porgy and Bess, enregistré avec Gil Evans, qu’il utilise d’ailleurs dans le film pour une scène improvisée. Et s’il accorde à l’écran une attention toute particulière au sommet créatif coïncidant avec la relation du trompettiste avec Frances Taylor, l’auteur a aussi veillé à saluer son génie en intégrant à Miles Ahead des morceaux empruntés aux différentes phases de sa carrière. Non sans hésiter, au passage, à bousculer la chronologie musicale, le film trouvant là une texture singulière, allant bien au-delà du simple hommage. Il en émane, en effet, une vibration toute musicale, de la prestation mimétique de l’acteur, crédible en toutes circonstances et même à la trompette, à la liberté présidant à l’entreprise. « Au moment d’engager les monteur, chef-opérateur, directeur artistique ou autre costumier, j’ai eu l’impression de choisir les musiciens d’un ensemble, raconte le réalisateur. L’un devait jouer du son, l’autre de la lumière… sans que je leur impose impérativement comment cela devait sonner ou être éclairé. Je tenais à qu’ils y injectent leur personnalité. Et qu’ils réagissent face au scénario comme Miles aurait souhaité que ses musiciens le fassent avec sa musique. » Une sorte d’improvisation dirigée qui, si elle ne va pas sans certaines scories, se révèle dans l’ensemble concluante. Jusqu’à faire la singularité du film dans un paysage cinématographique saturé de biopics convenus -écueil auquel Miles Ahead se soustrait non sans un certain panache. Suffisamment différent, en tout état de cause, pour avoir dû recourir à une plateforme de financement participatif pour un complément de budget: « Cela me convient, conclut Don Cheadle. Après tout, Miles Davis n’aimait pas le terme « jazz ». Il préférait parler de « social music… »

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