Dans la langue de l’autre

© PATRICE NORMAND

Dans Les Modifications, Sayed Kashua tisse et détisse les fils de l’identité plurielle et difficilement conciliable d’un Arabe israélien prête-plume.

La famille de Sayed Kashua fait partie de ces Arabes restés sur le territoire après al-Nakbah (« le désastre », en l’occurrence l’exode de 700 000 Palestiniens) en 1948, et cette minorité se situe toujours entre deux chaises: pas Juifs mais parlant l’hébreu, et soupçonnés par les Palestiniens de pactiser avec l’ennemi.

Zigzaguant comme ses autres romans ( Les Arabes dansent aussi, Et il y eut un matin, La Deuxième) autour des difficultés de cette identité contradictoire, Les Modifications joue avec les strates de vie comme avec des poupées gigognes et noie plus d’une fois le poisson. On y suit cette fois Mahmoud, journaliste qui ayant été jugé pour son état d’ivresse, se retrouve à devoir prester des heures d’intérêt général dans une maison de repos, sous forme d’ateliers d’écriture. Ses clients âgés sont gorgés d’histoires, mais aucun ne souhaite mettre la main à la pâte, préférant lui déléguer la tâche. Devenu prête-plume malgré lui mais prenant curieusement goût à l’exercice, notre homme ne peut s’empêcher d’injecter des bribes de souvenirs de son enfance à Tira (dans les territoires occupés) dans les récits de vie des autres: tantôt il greffe des voisins accueillants arabes dans les biographies des Israéliens, tantôt il fait part de ses propres tiraillements sur la langue.

Dans la langue de l'autre

Équilibre précaire

En alternance avec ces années à Tira comme figées en images saintes, s’alignent celles de l’exil: Mahmoud vit désormais en Illinois avec son épouse, Palestine, qu’il est le seul à appeler de cette façon. À ce nom lourd en symboles que lui ont octroyé ses parents, elle préfère Foula. Toute leur vie de couple semble grevée de non-dits, d’un mystère originel lié à ce prénom: leurs chambres sont séparées, et ils semblent avoir fui Israël pour quelque chose de plus intime que la géopolitique, une nouvelle que Mahmoud a écrite alors qu’il était encore étudiant servant de déclencheur. Quant à leurs trois enfants,  » ilsapprennent l’anglais et cette langue ne les effrayera jamais comme [lui] elle [l’] effraie » et ne connaissent rien de leur famille restée dans les zones occupées. En équilibre précaire dans ce pays rejoint dans l’urgence, à mesure qu’une rumeur grondait, Mahmoud pense plus souvent qu’à son tour à Tira, territoire honni dont pourtant il se languit.

En parallèle à ces signes permanents de non-adéquation à sa propre vie, nous voilà avec Mahmoud revenu au chevet de son père mourant, dont il espère écrire une biographie, lui qui pourtant a été exclus du clan:  » Deux mois se sont écoulés et je ne sais toujours pas dans quelle langue écrire, quel héros principal choisir, quelle personne grammaticale ni quel temps utiliser. »

Les Modifications nous donne à voir la façon dont on retranscrit la mémoire, dont on rature sa vie, dont on fait fiction de ce qui nous confronte. À ce jeu-là, celui d’une mélancolie qui sourd par les pores les plus minuscules (un sourire impossible à traduire, la cuisson des lentilles qui se dit mieux en arabe), qui s’inscrit physiquement dans le texte censuré, Sayed Kashua excelle et nous contrit le coeur.

Les Modifications

De Sayed Kashua, éditions de l’Olivier, traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, 250 pages.

8

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content