ENTRE ÉMOTION PALPABLE ET REGARD LUCIDE, DANIS TANOVIC SIGNE SON FILM LE PLUS FORT ET LE PLUS ORIGINAL.

Le triomphe de son film de guerre No Man’s Land, primé entre autres au Festival de Cannes, aux César et aux Oscars, avait révélé au monde un jeune cinéaste de Bosnie-Herzégovine venu faire ses études de cinéma à Bruxelles. Les 42 prix récoltés par cette coproduction belge de 2001, où Marion Hänsel tint une place décisive, n’ont pas pour autant fait de Danis Tanovic un « dikkenek » à la sauce des Balkans. Celui qui possède un passeport belge, mais a choisi de s’établir avec sa femme et leurs cinq enfants dans sa région natale, mène son cinéma où ses émotions le poussent. L’erreur de L’Enfer (1) est déjà loin, Cirkus Columbia est venu réaffirmer un talent et une personnalité qui s’expriment de formidable façon dans le nouveau film du natif de Zenica: An Episode in the Life of an Iron Picker (lire la critique page 35).

Le fait divers à l’origine du film, le cinéaste en a eu connaissance par la presse. « Le matin, c’est une tradition, on boit le café en lisant les journaux et en échangeant nos commentaires entre amis, explique-t-il, et j’ai bien sûr réagi en découvrant cette histoire d’une famille tsigane dont la femme souffrante se faisait refuser des soins pour toutes sortes de raisons administratives absurdes… au point de faillir en mourir alors que son problème de santé aurait pu être guéri dès le début par une toute petite intervention. » Le journal reposé sur la table, la tasse de café terminée, Tanovic n’eut pas besoin de beaucoup réfléchir pour « savoir qu’il y avait là un film! » Et de monter vers le village des protagonistes de l’affaire pour leur proposer un tournage vraiment pas comme les autres. Nazif Mujic, son épouse Senada et leurs enfants joueraient leur propre personnage devant la caméra (en fait un très discret… appareil photo numérique), refaisant pour de faux le parcours hallucinant qui avait été le leur pour de vrai. 2000 euros (sur les 17 000 du micro-budget total) iraient à la famille du ferrailleur, appréciable appoint dans une existence économiquement misérable dont le film ne masquerait pas la précarité… Le film a été tourné rapidement, en quelques jours à peine, et au maximum dans l’ordre chronologique des faits. Il s’en dégage, par-delà l’évident naturalisme d’une démarche proche du documentaire (sans en être), une impression de proximité palpable, et une émotion qui ne l’est pas moins.

« Cette histoire, c’est Kafka!« , s’exclame un Danis Tanovic que la bêtise et l’injustice révoltent. « Si les soins sont refusés à cette femme, si cette famille est sans cesse éconduite, ce n’est pas parce qu’ils sont sans droits. Les lois existent, qui font qu’on doit leur accorder les soins nécessaires. Simplement on ne se donne pas la peine de les appliquer, on s’appuie sur l’ignorance de ces gens pour les renvoyer, tout le monde s’en fout et c’est dégueulasse! » Le réalisateur ne cherche aucunement à idéaliser les protagonistes de son film, même s’il les cadre avec une empathie communicative. Mais il n’en exprime pas moins son indignation devant « cette peur que quelques dizaines de milliers de Roms semblent causer à des millions d’habitants, créant un faux problème dans un pays où il y en a tant d’autres bien plus importants! » L’instrumentalisation d’une ethnie, d’une culture, dans le cadre de la crise, Tanovic la dénonce sans ambages. Et une statistique tout juste publiée lui inspire une autre colère. « Les 25 individus les plus riches de la planète possèdent autant que la moitié la plus pauvre de l’humanité! Il y a un film à faire, avec ça. Un documentaire. On invite ces 25 et on les fait monter dans un autocar avec tout le confort. Quand ils y sont, on met le feu. Et on filme, simultanément, l’érection mondiale que cela provoque… » (2)

L’expérience du front

An Episode in the Life of an Iron Picker a fait de Nazif Mujic, primé à Berlin, une sorte de star. L’homme a emmené sa famille en Allemagne, le pays qui a embrassé le film en premier, et tente de s’y installer. Danis Tanovic est resté en Bosnie, où il était retourné pour se rapprocher d’une mère malade. « Elle va bien, maintenant, elle voit grandir ses petits-enfants« , commente celui qui garde -en termes parfois crus- un regard très critique sur le pays qui reste le sien, et qu’il rejoignit en 1992, arrêtant ses études à l’Académie locale à cause du siège de Sarajevo et suivant l’armée au sein d’une équipe de cinéastes dont les images prises sur le vif apparaissent dans de nombreux reportages et films documentaires sur la guerre. Au lendemain de celle-ci, Tanovic est venu à Bruxelles reprendre son cursus, à l’INSAS cette fois. Mais il n’a pas oublié. « Cette expérience du front, du tournage sous les balles et les bombardements, a fait de moi un réalisateur que rien ne rebute, explique-t-il, ni l’inconfort ni le risque. » Et de conclure: « Filmer et rester vivant, regarder le monde droit dans les yeux, même quand il est moche. Avec la récompense de rencontres superbes, comme celle des Tsiganes qui n’ont rien mais dont la solidarité -leur unique et si belle richesse- donne malgré tout espoir en l’humanité… »

(1) UNE ADAPTATION PAR TROP CONVENTIONNELLE (AVEC EMMANUELLE BÉART, KARIN VIARD, MARIE GILLAIN ET CAROLE BOUQUET!) D’UN SCRIPT QU’AURAIT DÛ TOURNER KIESLOWSKI S’IL N’ÉTAIT PAS DÉCÉDÉ PRÉCOCEMENT.

(2) AU MOMENT OÙ IL NOUS PARLE, TANOVIC ÉVOQUE 25 MÉGA-RICHES. ILS SONT EN FAIT 85 À CUMULER AUTANT DE BIENS QUE LA MOITIÉ LA PLUS DÉMUNIE DE L’HUMANITÉ. « IL Y A DE TOUTE MANIÈRE DES CARS ASSEZ GRANDS« , NOUS DIRA-T-IL…

RENCONTRE Louis Danvers

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