JADIS BASTION DU FOLK EN CALIFORNIE DU SUD, LE MYTHIQUE TROUBADOUR A ACCOMPAGNÉ LES PREMIERS PAS DE PHIL OCHS, JONI MITCHELL, NEIL YOUNG, TOM WAITS, STEVE MARTIN, CHEECH AND CHONG ET AUTRES GUNS N’ROSES…

Piste de terre qu’empruntaient les vedettes du cinéma dans les années 20 pour aller de leurs villas aux studios, quartier des salles de jeux et des débits de boisson illégaux à l’époque de la prohibition ou plus tard c£ur rockeur de Sunset Boulevard, le Strip n’est plus aujourd’hui qu’un piège à touristes et pseudo rock stars. La programmation du Whisky A Gogo, du Roxy et du plus récent Viper Room comme les magasins à souvenirs faussement rock’n’roll le confirment. Quelques blocs plus bas, sur le moins clinquant Santa Monica Boulevard, le Troubadour a le triomphe modeste. Ce minuscule club de 500 places, balcon et sièges compris, a accueilli les débuts de Buffalo Springfield (Neil Young, Stephen Stills) et abrité la scène de Laurel Canyon. Les Byrds s’y sont rencontrés et y ont joué pour la première fois le Mr. Tambourine Man de Dylan. Leonard Cohen y a fait la connaissance de Phil Spector un an avant de se mettre à bosser avec le freak sur Death of a Ladies’ Man. Elton John y a donné ses premiers concerts en Amérique où il était encore totalement inconnu et tapé dans l’oreille de Quincy Jones. Charles Bukowski y a même fait la connaissance de sa femme…

Grand échalas binoclard aux longs poils et au sens de l’habillement aiguisé, Doug Weston ouvre les portes de son Troubadour, alors coffee house, sur La Cienega en 1957. Il y propose des petites pièces de théâtre, des lectures, des concerts de jazz… Et déménage quatre ans plus tard sur Santa Monica Boulevard où il est encore installé aujourd’hui. Assez rapidement, il devient la tanière de la country et du folk en Californie du sud. Weston est d’ailleurs considéré par certains, dont le critique du Los Angeles Times Robert Hilburn, comme le parrain du mouvement des singer songwriters californiens.

A l’époque, le Ash Grove sur Melrose programme des musiciens des montagnes à l’ancienne et des vétérans dépoussiérés du blues. Le Troubadour, lui, préfère une chanteuse folk noire comme Odetta.  » Le Ash Grove était un bastion tranquille et traditionnel, raconte Van Dyke Parks dans Waiting for the sun, bible sur l’histoire de la musique à Los Angeles, de Barney Hoskins (éditions Allia). Alors que le Troub était plus éclectique et expérimental. »

Dans les années 60, le Troubadour devient célèbre pour ses Hootenanny. Ses scènes ouvertes du lundi où se bousculent les folkeux devant tous les gens qui comptent. Directeurs artistiques, agents, critiques, programmateurs radio, tourneurs… Monter sur les planches du Troub « on Monday », c’est comme passer une audition devant toute l’industrie musicale. Dix à quinze groupes y défilent sur la soirée. Au tout début de sa carrière, alors qu’il est videur/ cuistot/plongeur à San Diego, Tom Waits fera la route chaque semaine en bus pour gagner West Hollywood et son Troubadour.  » J’arrivais le lundi à 9 heures du matin et j’attendais toute la journée. Pour patienter, tu glandais à côté d’un type sous acide avec une trompette en argent. Tu picolais et partageais des clopes. Enfin bref, je faisais la file pendant des heures pour monter sur scène et jouer trois chansons. C’est tout ce que tu avais. Trois morceaux. Doug Weston grimpait parfois sur les planches, nu, et récitait The Love Song of J. Alfred Prufrock (un poème de TS Eliot, ndlr ). Il y avait aussi des types défoncés qui voulaient raconter des histoires.  »

 » Le lundi, tu avais également beaucoup d’acteurs et de jolies femmes. Des mecs comme Crosby n’arrêtaient pas d’entrer et de sortir avec des filles différentes« , se souvient Jackson Browne. La réputation du Troubadour ne cesse de croître. Doug Weston est charismatique, audacieux et sait se vendre. Au milieu des sixties, certains vont jusqu’à parler de tentative de trahison quand Jim McGuinn (Roger de son prénom pour les Byrds encore à naître) chante au Troub des chansons des Beatles. De la musique électrique donc. Mais s’il tente dans un premier temps de résister à la vague, Weston ouvrira les vannes et expliquera plus tard ici et là comment il a inventé l’expression « folk rock ».

Selon lui, grâce à la réputation de son club, les gens réservent sans même savoir qui y joue. Faut dire que l’homme a du flair et sait y faire. Il soutient certains groupes en les programmant tous les soirs pendant des jours voire des semaines. Weston a aussi le mérite de l’audace. Au risque de perdre sa licence, il présente des artistes controversés qui luttent contre le statu quo, des performers qui se lèvent contre l’ordre établi que d’autres refusent d’embaucher. Les humoristes Lenny Bruce (le père du stand-up qui se fait d’ailleurs arrêter pour obscénité), Richard Pryor, George Carlin… Ou un folkeux comme Phil Ochs, le journaliste chantant.

Almost Famous…

La crème de Laurel Canyon qui s’était rassemblée au Troubadour en 1969 s’enracine dans l’empire Warner-Elektra-Asylum tandis que débarquent les Eagles. En 1972, comme le résume leur Take it easy (coécrit par Jackson Browne), L.A. est vu et vécu comme un paradis de la décontraction.  » Après un mois de Palm Springs, ils ressemblaient tous à Jésus Christ », raconte Eve Babitz dans Waiting For The Sun. Eve vivait pratiquement au comptoir du Troubadour où, comme elle l’écrivit dans le Rolling Stone, on pouvait sentir le sexe jusqu’au trottoir. Si Don Henley, qui croise Graham Nash et Neil Young dès son premier soir au Troub, se croit au paradis, Glenn Frey a une vision plus noire des lieux.  » Le Troubadour, mec, a été et sera toujours plein de personnages foutrement tragiques. De has-been et des loups, dit-il ainsi en 1975 à Cameron Crowe (le réalisateur d’ Almost Famous est alors âgé de 18 ans) dans les colonnes du Rolling Stone. Sûr qu’il a fait découvrir beaucoup de musique aux gens. Mais il est aussi infesté de parasites spirituels qui veulent te piquer ta précieuse énergie artistique. Je me suis toujours inquiété quand j’y allais parce que j’imaginais les gens penser que je n’avais rien de mieux à faire. Ce qui était vrai. »Weston, qui fait stipuler aux nouveaux groupes invités dans sa salle qu’après être devenus célèbres, ils retourneront y jouer au même prix que la première fois, se met à irriter l’industrie avec son tempérament et ses exigences. La scène de Laurel Canyon se trouve un nouveau quartier général au Roxy. La fin d’une époque… Les Eagles sont tellement assimilés à la notion de confort d’écoute et de rock FM qu’ils cristallisent la haine des punks de la fin des années 70 les accusant de torpeur et d’indolence. Le Troubadour s’ouvre à ce nouveau courant. Et s’il lui ferme ses portes lorsque les fans des Bags renversent les tables au cours d’une mini-émeute, il devient le repère du glam, du hard rock, du heavy metal. Les Guns N’Roses y donnent en 1985 un de leurs premiers concerts et celui, le 28 février 1986, qui les fera signer chez Geffen.  » On devenait un des groupes dont on parlait le plus en ville, explique Slash dans sa biographie. Tom Zutaut est venu nous voir et il a délibérément quitté les lieux après deux chansons en prétendant à chaque directeur artistique qu’on craignait à mort. Il avait l’intention de nous signer tout de suite. » L’identité du Troubadour se dilue ensuite au fil des années. Le fondateur et propriétaire des lieux Doug Weston meurt d’une pneumonie le 14 février 1999 et laisse les clés de la boutique à son partenaire Ed Karayan. Le Troub est devenu un club comme les autres. Il a regagné en crédibilité et vous pouvez encore y croiser un Elton John qui va voir Plan B ou une Joni Mitchell qui s’intéresse à James Blake. Vous faire maladroitement bousculer au bar par un Keanu Reeves mal rasé. Los Angeles quoi…

TEXTE JULIEN BROQUET

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