PENDANT PRATIQUEMENT UNE SEMAINE, AUSTIN ET SOUTH BY SOUTHWEST ONT DONNÉ LE TEMPO DE L’ANNÉE MUSICALE À VENIR. ENTRE LA VISITE DES OBAMA ET LE GRAND RETOUR D’IGGY POP, IMMERSION DANS LES EAUX AGITÉES DU GIGANTESQUE ET BOUILLONNANT FESTIVAL TEXAN.

Mardi 15 mars. Matinée. Austin. Texas. Les rues du centre ne sont pas encore noires de monde ni même bloquées à la circulation, mais toute l’industrie du disque et du concert a déjà débarqué en ville pour le plus grand rassemblement annuel du business. Saisissant contraste avec les enseignes publicitaires trônant aux pieds du moindre podium et les grosses bagnoles qui défilent devant les hôtels de luxe: beaucoup de SDF traînent devant les portes encore fermées des clubs. En journée, ils se promènent pieds et torses nus, parlent tout seul et insultent des mecs en costard qui les ignorent sans se retourner. La nuit, ils s’affalent en bloc sous le pont de l’autoroute. Juste à l’écart des regards, du tumulte et des tiroirs-caisses. La dureté de la société américaine dans toute sa splendeur.

Toujours plus de salles (90 lieux de concerts dans le in et bien davantage encore dans le off), toujours plus de groupes (environ 2200 repris dans le catalogue officiel)…: South by Southwest filerait le vertige à un alpiniste chevronné. Si pas mal d’habitants tentent, tant que faire se peut, d’en rester éloignés, évitant soigneusement le quartier des affaires, la rue Neuve des bars et l’ambiance plus bobo relax de l’Est, il est tout bonnement impossible d’y échapper complètement. « SXSW, connais pas« , ironise un chauffeur Uber entre deux recommandations pour les meilleurs BBQ et Tacos de la ville. « Des institutions. Même Obama y a été. »

Derrière ses abords anarchiques, son côté jungle urbaine, le festival texan est tout de même dans une organisation et une discipline toute américaine. La culture de la file (même quand il n’y a personne à l’intérieur) nécessite une patience à toutes épreuves mais de manière générale faut que ça roule. Et que ça roule vite. South By ressemble à un monde en miniature dont on pourrait très bien dessiner une carte, quand bien même on devrait en adapter les frontières de demi-journée en demi-journée. Le rockeur a ainsi l’Hotel Vegas et le Beerland, un petit bar à concerts roots où les labels Goner et Third Man Records font soirée et où, le dimanche, on fête la gueule de bois. La Russian House vit elle au rythme des musiques du monde, avec notamment l’étonnant et festif groupe israélien A-Wa qui donne aux fins de soirées des allures de mariage. A SXSW, on se réunit par label, par pays ou plus si affinités…

Dans une programmation tellement opulente qu’elle peut finir par donner la nausée, des clubs comme le Barracuda, le Mohawk ou son voisin le Cheer Up Charlies (apparemment un bar pour hispsters queer pendant l’année) restent des valeurs sûres et la promesse de groupes en devenir. Groupes en devenir qui deviennent souvent, d’ailleurs, puisque programmés et donc soutenus par des leaders d’opinion comme Pitchfork ou le blog musical et végé Brooklyn Vegan. Fondé par le guitariste des Smith Westerns Max Kakacek et l’ancien batteur d’Unknown Mortal Orchestra Julien Ehrlich (qui chante ici en même temps qu’il tape sur ses fûts), Whitney est sans aucun doute l’une des sensations indé de ces prochains mois. En attendant la sortie de leur premier album produit par Jonathan Rado de Foxygen, les mecs de Chicago en ont offert un avant-goût avec beaucoup de maîtrise. Bonne tête souriante de gendre idéal, voix chaude de soulman: entouré de deux guitaristes, d’un bassiste, d’un claviériste et d’un trompettiste, Ehrlich et ses chansons d’indie folk soul font penser à un cousin freluquet de Matthew E. White. En trois heures montre en main, ces musiciens transformés pour l’occasion en marathoniens enquillent leurs trois premiers concerts du festival dans trois clubs différents. Faut parfois oublier le soundcheck et commencer sa prestation sans tous les musiciens mais bon, la solitude du coureur de fond…

Il y a particulièrement beaucoup de filles sur scène cette année. Et pas seulement à la tête de gentils projets folk et pop. D’ailleurs, tandis que le maga hip hop The Source dresse une liste des douze rappeuses de cette édition 2016 (la Londonienne Little Simz, la Texanne LaToria ou la très prometteuse girl du Bronx Chynna Rogers), She Shreds s’offre sa petite programmation à l’Hotel Vegas. She Shreds, c’est un magazine pour les guitaristes et les bassistes au féminin. Et la publication met forcément à l’honneur les groupes qui vont avec.

De la semaine, on retiendra surtout les New-Yorkaises de Wall. Ces trois filles et leur guitariste (membre des Keepsies avec Austin Brown de Parquet Courts qui a produit leur EP) font dans un post punk énervé qui renvoie à un Wire, un Pylon et un B-52s. A ses heures perdues, la charmante chanteuse Sam York joue les modèles pour Ryan McGinley, photographe trendy adepte des nus dans des paysages dramatiques. Tout pour faire le buzz. A commencer par la musique.

Les Downtown Boys, composés à 60 % de filles, ont eux aussi des atouts à faire valoir. Notamment une meneuse vindicative qui raille Trump et mouille le maillot. Cette « bi bilingual political dance sax punk party » de Providence est qualifiée par le Rolling Stone de plus excitant groupe punk américain du moment. Un projet engagé comme on n’en fait plus assez…

Ça peut sembler secondaire, anecdotique, a fortiori noyé dans ce grand rendez-vous mercantile qu’est South By, mais sur 2000 artistes, certains ont forcément des choses à dire. Des revendications à porter. Avec ou sans humour, c’est selon. Si Lavender Country a sorti en 1973 le premier album de country gay de l’Histoire, le duo PWR BTTM balance des petits tubes pop punk queer drôles et plutôt catchy. « Follement » maniéré et dans la lignée d’un Hunx and His Punx…

De l’Amérique au Pakistan…

Il y a souvent comme qui dirait un décalage, et pas qu’horaire, à Austin durant South by Southwest. Alors que la police boucle l’entrée du Driskill, le plus vieil hôtel en activité de la ville, et que des gamins se pressent aux fenêtres en essayant de photographier on ne sait quel rappeur, des musiciens pakistanais battent le tambour en rue pour essayer d’appâter le chaland. Oui, le monde entier est à South By et mercredi, c’est soirée Pakistan dans la jolie salle victorienne tout en moquettes de ce bâtiment de type roman. Le lendemain, la scène musicale du pays aura même droit à un débat mettant le doigt sur le contexte difficile dans lequel elle s’inscrit. Absence de droits de propriété intellectuelle, manque de salles et de sécurité (découlant sur un très faible nombre de concerts), faiblesse des médias et des politiques gouvernementales, extrémisme culturel… Il y a des circonstances plus favorables à la culture que d’autres. Après qu’un producteur et DJ de Karachi, Haamid Rahim alias Dynoman, se soit chargé de chauffer les lieux, représentant une scène électronique apparemment fourmillante, Wahid Allan Faqir offre des déclinaisons nettement plus traditionnelles. Portant un message de paix, d’amour et de tolérance qu’on comprend rien qu’à le voir sourire dans sa barbe, Wahid est un barde folk. Avec son instrument à une corde (le « Kingh »), il est également célèbre chez lui pour son combat contre les crimes d’honneur. La petite communauté pakistanaise, gosses en bas âge compris, s’est donnée rendez-vous. Danse et frappe des mains en rythme dans une ambiance joyeuse et bon enfant. Du soleil, Mai Nimani en fait elle aussi briller dans les oreilles de ceux qui l’écoutent. La folkeuse s’est mise à la musique tardivement, quand son époux la lui a apprise après leur mariage, et il l’accompagne aujourd’hui à l’harmonium tandis que son beau-frère joue du Dholak (instrument percussif de leur région). Une histoire de famille en somme.

Dans le quartier universitaire, un peu à l’écart du centre névralgique, la marque de vêtements ciblée jeunesse-kitsch-vintage-hipster-rétro (biffez les mentions inutiles) Urban Outfiters invite 26 groupes en quatre jours dans son arrière-cour. L’occasion de s’en aller, complètement sous le charme de son nouvel album Thought Rock Fish Scale, à la rencontre de Nap Eyes. Longs cheveux blonds, grandes lunettes… Le biochimiste d’Halifax Nigel Chapman est le souriant leader de ce projet qui doit beaucoup à Lou Reed et au Velvet et plaira aux fans de Luna et de Dean Wareham. Vu et approuvé. Tant qu’on y est, l’ancien bassiste de Woods Kevin Morby passe promotionner la sortie (prévue pour mi-avril) de son troisième disque solo Singing Saw. Le singer songwriter de presque 28 ans, né au Texas mais installé en Californie après avoir transité par New York, confirme l’héritage des Reed, des Dylan, des Young, des Cohen. En route pour la consécration.

D’après les souvenirs de miss Nguyen, c’est le quatrième South By Southwest pour Thao and the Get Down Stay Down. « On ne touche pratiquement pas d’argent ici. Venir à Austin pour ce festival, c’est même un petit investissement. Après, c’est comme acheter un ticket de loterie. Tu ne sais pas vraiment ce que ça te rapportera. L’événement a énormément grandi et est lourdement sponsorisé par de grosses marques, ce qui est quand même un peu dérangeant en tant qu’artiste. Industrie en pleine mutation ou pas. Mais bon, tu croises aussi pas mal de music lovers. Tu te mets sous le nez de gens qui ne seraient jamais exposés à ta musique sinon. Et l’énergie qui se dégage de South By est incroyable. » Produit par Merrill Garbus, alias sa vieille pote tUnE-yArDs, le nouvel album de Thao raconte sa relation avec un père absent et se veut particulièrement rythmique et percussif. Impeccable pour la scène, à l’image de son entêtant single Astonished Man.

Comme chaque année, il y a un tas de vétérans à South By Southwest. Au-delà du très prisé concert d’Iggy Pop, flanqué de Josh Homme et du batteur des Arctic Monkeys, le papy punk Sylvain Sylvain se produit avec un groupe et des chansons sans intérêt mais y va de bon coeur de glorieux New York Dolls (Trash, Personality Crisis…). Le batteur des Butthole Surfers King Coffey, renversé l’an dernier par une moto alors qu’il allait s’installer pour un concert (diagnostic: côte et poignet cassés, dix points de suture), est retapé et à son affaire avec le très bruitiste et décapant trio USA/Mexico. « Keep Austin Weird », comme le veut le slogan. Un gamin de 10 ans rappe à un coin de rue. Un duo anti folk de gonzesses venues de Nashville joue en sous-vêtements (Birdcloud). Bienvenue dans la quatrième dimension.

Rollercoaster

Samedi, cinquième et dernière véritable journée de festival, les Blancs ne se bousculent pas au portillon du Mohawk. C’est la soirée Cinematic Music Group, le label indépendant sur lequel figure Joey Bada$$, tête d’affiche de l’événement. Les jeunes rockeurs de Public Access TV, quelque part entre les Strokes, les Libertines et Parquet Courts, semblent un peu perdus dans la prog mais s’en sortent plutôt bien après le rap en costard et casquette avec des chorégraphies rigolotes de Sauce Lord Rich.

Alors qu’un grand bâtiment un peu froid et design faisait la veille la fête à Ninja Tune et au label Brainfeeder de Flying Lotus avec DJ Paypal et Taylor McFerrin, le plus vieux fils de Bobby (à qui l’on doit Don’t Worry, Be Happy), un ancien garage reconverti en bar et salles de concerts, l’Empire, s’agite au son de Stones Throw. Le rappeur new-yorkais d’origine dominicaine Homeboy Sandman marque des points. Anderson .Paak rejoint Knxlwledge pour quelques titres de NxWorries (un album est prévu pour cette année). La maison de disques californienne a la cote.

Qui épingler encore du rollercoaster texan? En vrac, Palm, qui se promène entre King Crimson et Animal Collective et vient de represser son album Trading Basics. Noura Mint Seymali, griot et jeune icône de la musique mauritanienne, qui a commencé comme choriste pour sa belle-mère Dimi Mint Abba. Har Mar Superstar, toujours tellement chauve, grassouillet et sexy qu’on le penserait sorti d’une parodie de film porno seventies (un nouveau disque arrive). Shadow in the Cracks, les deux frangins Blaha des Blind Shake sans leur surpuissant batteur. Absolutely Not, un trio nerveux et bruyant de Chicago. La fragile et bancale Frankie Cosmos, fille très K Records de Kevin Kline et de Phoebe Cates (Kate, la petite amie de Billy, dans les Gremlins), qui sortira son nouvel album le 1er avril. Les Mystery Lights et leur excité de chanteur, première sortie du sous-label rock Wick Records, lancé par l’écurie Daptone. Mais aussi les Loafers, des garagistes punks de Waco aux chansons aussi courtes qu’efficaces. Les Shivas, plus énervés que sur disque. Le rock spontané mais adolescent de Twin Peaks, celui noisy au sax no wave de Pill. Exploded View, le nouveau projet d’Anika. Ou encore les festifs Norvégiens au nom le plus farfelu de l’affiche: Death by Unga Bunga. A vous de YouTuber…

TEXTE Julien Broquet, À Austin

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