Coeurs verts et blousons noirs, retour sur la figure du délinquant sur grand écran

Marlon Brando et son Perfecto (The Wild One) ont imposé le look et l'attitude du rebelle au cinéma. © GETTY IMAGES
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Pendant tout l’été, Focus décline les multiples incarnations du rebelle au cinéma. Après le hobo et le rêveur, place au délinquant et son refus de se plier aux diktats d’une société profondément inégalitaire dont il évolue résolument à la marge.

Figure parfois très jeune, le délinquant sur grand écran, comme ailleurs, est avant tout celui qui sort du cadre strict défini par la loi pour commettre un délit, de quelque nature qu’il soit. Rebelle à l’autorité sous toutes ses formes, il traverse l’Histoire du cinéma en électron libre ou en membre d’une bande à part bien décidée à vivre sa vie selon ses propres règles. Dès 1907, il apparaît dans un court métrage Pathé réalisé par Charles Decroix, futur collaborateur de Max Linder, Le Bagne des gosses. Visible sur YouTube, le film met en scène dans une succession de tableaux à l’essence dramatique un orphelin rejeté par le monde des adultes et n’ayant plus que le vol et la débrouille comme moyens de survie mais aussi d’indépendance. Envoyé en maison de correction, où il essuie son lot d’injustes punitions, il s’en évade pour n’être finalement sauvé des griffes de ses matons que grâce à l’intervention d’un tuteur providentiel.

James Dean (Rebel Without a Cause), le rebelle tourmenté et fragile.
James Dean (Rebel Without a Cause), le rebelle tourmenté et fragile.

La liberté ou la mort

En 1933, Zéro de conduite de Jean Vigo prolonge ce thème de l’enfance « à problèmes » en le portant, déjà, à incandescence. Également visible dans son intégralité sur YouTube, ce moyen métrage sous-titré Jeunes diables au collège raconte le quotidien d’un bahut de Saint-Cloud où règnent l’indiscipline et l’insolence à l’égard du corps enseignant, tyrannique et déprimant au possible. Soudés dans leur haine vivace pour leurs grosses saucisses de surveillants, les gamins y traînent, y fument, y complotent, y jouent des tours, jusqu’à l’explosion joyeusement bordélique de leur insoumission.  » Monsieur le professeur, je vous dis merde!« , tonne l’un d’eux en pleine classe. Puis c’est l’insurrection:  » La guerre est déclarée! À bas les pions! À bas les punitions! Vive la révolte! La liberté ou la mort! » Se livrant à des bombardements à coups de vieux bouquins, les enfants se barricadent puis finissent sur les toits en pleine visite du préfet en brandissant fièrement le drapeau de leur dissidence, symbole de leur refus du grand cirque institutionnel orchestré par un pouvoir coincé dans sa propre impasse. Cité ouvertement, quelque 35 années plus tard, par le britannique et palmé If… de Lindsay Anderson, ce final résonne comme un vibrant appel à la désobéissance.

Interdit par la censure pendant près de quinze ans, le film de Vigo marque durablement l’esprit de François Truffaut, qui le découvre à l’adolescence et s’en souviendra d’évidence au moment de signer son premier long métrage, l’emblématique Les Quatre Cents Coups, en 1959. D’inspiration autobiographique, ce manifeste buissonnier de la Nouvelle Vague envoie (en partie) valdinguer le cinéma de papa en faisant le portrait vivant et libre du jeune Antoine Doinel, rejeton effronté d’une mère peu aimante et d’un beau-père futile, qui chahute, triche et fugue, commet de menus larcins, avant d’être enfermé dans un centre d’observation pour mineurs délinquants. Un film qui vient du coeur où Truffaut, enfant non désiré ayant connu le décrochage scolaire et la détention, règle ses comptes et panse ses blessures en embrassant pleinement le regard frondeur de la marmaille nue face aux tièdes compromissions et aux cruelles trahisons du monde des grands. Filmée en travelling, son échappée finale, pur concentré de modernité cinématographique alors naissante, est sans doute l’un des plus beaux gestes de sédition de toute l’Histoire du cinéma.

Rumble Fish
Rumble Fish© GETTY IMAGES

Très riche en la matière, la tradition française se poursuit de L’Enfance nue de Maurice Pialat (1968) à La Petite Voleuse de Claude Miller (1988) en passant bien sûr par le déchirant Sans toit ni loi d’Agnès Varda (1985). Une oeuvre peut-être, résolument hors norme, mérite encore qu’on s’y attarde. Il s’agit des Coeurs verts d’Édouard Luntz (1967), objet sans concession au confluent du réalisme tendu et de la poésie romantique qui suit le destin fait de marasme, de violence et de désarroi d’une bande de blousons noirs de Nanterre incompris par la société dite normative. Récemment ressorti en version restaurée, le film montre avec une vérité tranchante comment de jeunes prolos marginalisés, joués par des acteurs non-professionnels, se retrouvent inéluctablement acculés dans les cordes, jusqu’à commettre eux-mêmes d’irréparables impairs ouvrant sur les sentiments déstabilisés et contradictoires d’une adolescence révoltée qui percolera jusqu’à La Haine de Mathieu Kassovitz (1995), parmi d’autres.

Esprits rebelles

La question de la jeunesse en difficulté traverse aussi bien le travail de Vittorio De Sica ( Sciuscià, 1946) que celui de Luis Buñuel ( Los Olvidados, 1950). Outre-Manche, l’un des représentants phares du « Free Cinema », Tony Richardson, s’y frotte avec une acuité toute singulière dans The Loneliness of the Long Distance Runner ( La Solitude du coureur de fond, 1962). Infusé de réalisme social, ce drame mélancolique accompagne un jeune indocile refusant de se tuer à la tâche comme son père pour un salaire de misère. Placé dans un centre d’éducation surveillé à la suite d’un cambriolage dans une boulangerie, il s’évade en rêveries solitaires durant ses entraînements de course à pied hors de l’enceinte de la cafardeuse institution. Dans un final assez vertigineux de résistance -à l’ordre établi, aux gens de pouvoir-, il refuse délibérément de réussir car il comprend que son succès finira par faire le jeu de ceux qui l’ont opprimé. Soit, en l’absence de perspectives d’avenir et de possibilité d’ascension sociale, une manière comme une autre de remporter une puissante victoire symbolique jusque dans l’échec le plus cuisant.

Les 400 coups
Les 400 coups© ©Les Films du Carrosse/MK2/DR A

La thématique de la course à pied comme éventuel remède à l’inadaptation sociale se retrouve, au début des années 90, dans le film US Across the Tracks ( Rebelles, 1991), avec un tout jeune Brad Pitt. Mais la tradition américaine a bien mieux à offrir que ce très littéral éloge du dépassement de soi. Représentatif à plus d’un titre, The Wild One de László Benedek ( L’Équipée sauvage) impose ainsi, dès 1953, Marlon Brando en véritable icône du délinquant-rebelle dans la peau du chef d’une bande de motards méprisant l’autorité policière et semant la pagaille dans une petite ville sans histoire.  » This is a shocking story« , prévient d’emblée l’encart d’ouverture. Et, en effet, ce film, qui contribua largement à donner aux bikers une image de voyous, fera scandale à sa sortie et sera censuré pendant plusieurs années dans certains pays. Emblème souverain de virilité sauvage et d’une révolte toute générationnelle, Brando, en jeans et Perfecto sur sa Triumph iconique, crève l’écran de sulfureuse ambiguïté. Quand on lui demande  » Hé Johnny, contre quoi te rebelles-tu?« , il se contente de répondre  » Qu’est-ce que tu me proposes?« , préférant avaler le bitume sans autre but précis que de fuir la routine, le conformisme et l’ennui.

Deux ans plus tard, Rebel Without a Cause de Nicholas Ray ( La Fureur de vivre, 1955) consacre le coup d’éclat d’un autre symbole fulgurant de la jeunesse en détresse: le météore James Dean, bien sûr, magnifié par la flamboyance d’un splendide Technicolor. Plus fragile, en crise, animé par la fureur de vivre, certes, mais aussi par un solide mal-être nourri de profonde incompréhension intergénérationnelle, il incarne le mythe désenchanté du plus bel âge adolescent, miroir aux alouettes auquel le planétarium de l’observatoire Griffith offre un écrin à la dimension quasiment cosmique. À cet égard, le titre original de ce film-charnière, à la croisée du classicisme et de la modernité, est éloquent: comme dans The Wild One, la rébellion n’a ici bien souvent d’autre finalité que de tuer le temps, ses protagonistes y jouant notamment les déraisonnables trompe-la-mort parce qu’il n’y a rien d’autre à faire -et qu’il faut bien faire quelque chose.

La Solitude du coureur de fond
La Solitude du coureur de fond

Ni dieu ni maître

West Side Story de Robert Wise et Jerome Robbins (1961), Grease de Randal Kleiser (1978), Cry-Baby de John Waters (1990)… Ils sont nombreux à prolonger, souvent en mode musical, les thèmes frondeurs des amours contrariées, des gangs rivaux et de l’insoumission en frocs moulants sur fond de fiévreuses poussées de violence. Au coeur des années 80, le maestro Francis Ford Coppola en livrera, pour sa part, non pas un mais deux avatars très personnels. The Outsiders (1983), d’abord, rassemble toutes les belles petites gueules de l’époque appelées à exploser ailleurs (Matt Dillon, Ralph Macchio, Patrick Swayze, Rob Lowe, Tom Cruise, Emilio Estevez…) en un condensé romantique de jeunesse revêche et exaltée. Au son d’une BO très rock qui reprend notamment le Gloria des Them, les Greasers, issus des quartiers pauvres, s’y opposent aux fils à papa bourgeois des Socs. Mais c’est d’évidence contre leur condition ingrate que ces loubards au coeur finalement assez tendre sont avant tout en colère et se soulèvent. Abandonnés par leurs parents, au propre comme au figuré, ils promènent leurs cheveux gominés de rixes en cavales aux accents émancipateurs tout au long de ce récit d’apprentissage aux ruptures de ton assez osées qui offre un regard compatissant sur l’Amérique des déshérités.

Aux couleurs chaudes, volontiers irréelles, de The Outsiders répond le noir et blanc très Nouvelle Vague, muant à l’occasion en petit théâtre d’ombres expressionnistes, de Rumble Fish ( Rusty James), réalisé la même année par Coppola, toujours avec Matt Dillon en tête brûlée sensible qui évoque ouvertement un double fictionnalisé du réalisateur, franc-tireur rétif aux conventions du système hollywoodien. Fêtes, bastons, virée sur une moto volée… Les grands gosses blessés livrés à eux-mêmes qui peuplent le film semblent au fond n’aspirer qu’à une seule chose: se libérer des chaînes de leur destin maudit. C’est tout le sens de la tirade poétisée de Mickey Rourke à Dillon quand ils s’apprêtent à relâcher des poissons d’aquarium dans la nature:  » Je veux que tu prennes cette bécane et que tu t’en ailles d’ici. Je veux que tu suives la rivière, directement vers l’océan. » Mais est-ce seulement possible?  » Ce garçon avait un avenir« , dira encore quelqu’un sur la scène de la tragédie finale. Rien n’est moins sûr pourtant, et c’est là tout le drame…

Avec son casting de belles gueules, The Outsiders est la première incursion de Coppola dans la délinquance.
Avec son casting de belles gueules, The Outsiders est la première incursion de Coppola dans la délinquance.© GETTY IMAGES

Et les femmes dans tout ça, nous direz-vous? Si elles restent sans surprise largement minoritaires en modèles hors-la-loi, l’Histoire du cinéma, comme celle de la marche du monde, étant ce qu’elle est, elles ne sont pas absentes pour autant. En 1958, Girls on the Loose de Paul Henreid ( Le Gang des filles) imaginait par exemple déjà un réseau de championnes du braquage évoluant crânement à l’ombre des activités d’un night-club. Un gros demi-siècle plus tard, Foxfire ( Confessions d’un gang de filles, 2013), adaptation par Laurent Cantet d’un roman de Joyce Carol Oates, reprenait semblable motif pour mieux le déployer. Situant son action dans l’Amérique rurale des années 50, cette chronique inspirée d’une utopie collective voit des jeunes femmes lassées par les brimades et les humiliations, les abus et le harcèlement, décider d’unir leurs forces autour de la constitution d’une société secrète qui va aller directement chercher l’argent où il est -c’est-à-dire dans la poche des mecs. « Ni dieu ni maître » pourrait être leur slogan. Si l’aventure est appelée à tourner court, en subsiste néanmoins l’image indélébile d’un puissant esprit de cohésion animant une communauté d’élection où préside l’idée souveraine d’entraide et de sororité. Et dont le symbole rassembleur -une flamme- renvoie à l’essence même de la figure du délinquant-rebelle: en feu!

Chaque semaine, gros plan sur un archétype du rebelle au cinéma.

Dans Quadrophenia, Sting interprète Ace Face, figure du mod par excellence.
Dans Quadrophenia, Sting interprète Ace Face, figure du mod par excellence.

Rock et cinéma, les noces rebelles

En 1955, Blackboard Jungle de Richard Brooks ( Graine de violence) présente les rapports difficiles entre un professeur débutant et ses élèves dans un lycée professionnel. Prenant les préjugés de son époque résolument à rebrousse-poil, ce drame réaliste est salué pour le côté novateur de sa mise en lumière de la délinquance juvénile dans les milieux urbains populaires américains. Mais le film fera date pour une autre raison: il est le tout premier long métrage à inclure du rock’n’roll dans sa BO avec le séminal Rock Around the Clock de Bill Haley et ses Comets. Pour Raymond Défossé, auteur avec Rock et Toiles (1987) d’une synthèse éclairée des décennies de mariage d’amour et de raison entre le rock et le cinéma qui suivront, il s’agit là d’un événement tout simplement historique. Et, en effet, Blackboard Jungle a, il y a 65 ans de cela, ouvert une brèche de taille, pas près de se refermer.

Mais si, dans la foulée du film de Brooks, la musique rock irrigue largement le 7e art aux accents rebelles, ce dernier le lui rend plutôt bien. On ne compte plus, en effet, les noms de groupes dérivés de longs métrages au fort parfum de soufre. Si, par exemple, Black Rebel Motorcycle Club, le furieux combo psyché-garage californien, tire d’évidence sa dénomination du gang de motards emmené par Marlon Brando dans The Wild One ( lire par ailleurs), les Norvégiens velus de Motorpsycho, eux, au moment de se trouver un nom de baptême (du feu), se sont inspirés du film éponyme de Russ Meyer ( Les Enragés de la moto en français dans le texte, 1965) et son cocktail détonant de sexe et de violence. Tandis que les indés new-yorkais de Vampire Weekend doivent leur appellation à The Lost Boys ( Génération perdue, 1987), comédie horrifique du récemment disparu Joel Schumacher orchestrant l’improbable rencontre entre jeunes motards et suceurs de sang.

Côté chansons, le fameux Thunder Road de Springsteen lui a été inspiré par la vision de l’affiche du film du même nom écrit, produit et interprété en 1958 par Robert Mitchum, où un ancien de la guerre de Corée reprend une affaire familiale d’alcool de contrebande qui l’amène à se frotter aux dangereux criminels du coin. Quant à Loaded, cultissime hymne hédoniste de Primal Scream, il sample brillamment la célèbre tirade libertaire de Peter Fonda dans The Wild Angels de Roger Corman ( Les Anges sauvages, 1966):  » We wanna be free to do what we wanna do. And we wanna get loaded. And we wanna have a good time. » Dont acte. Et on ne parle même pas de Devil Without a Cause, album de Kid Rock qui convoque par la bande, est-il besoin de le souligner, le fantôme de James Dean, l’icône éternelle…

Illusions perdues

Un film, plus que tous les autres sans doute, célèbre les noces rebelles entre guitares acrimonieuses et cinéma: Quadrophenia de Franc Roddam (1979). Cet objet assez cru, inspiré du concept-album des Who, relance à la fin des années 70 la mouvance de la sous-culture mod (pour moderniste). Plutôt classieux, les mods dansent sur les Kinks ou les Small Faces, portent des parkas à cocardes en forme de cible bleu-blanc-rouge, roulent défoncés aux amphètes sur leurs scooters à rétroviseurs multiples et se livrent à des batailles rangées sur la plage de Brighton face à leurs ennemis jurés aux cheveux gras, les rockers. Électrisé, Quadrophenia exsude par tous les pores la colère et la révolte de cette jeunesse urbaine animée par le désir impérieux d’être différent, d’affirmer coûte que coûte sa spécificité dans une société désespérément uniformisée où tous finissent par se ressembler. Sur l’introspectif I’m One, Pete Townshend chante:  » I’m a loser, no chance to win. » C’est le constat amer qu’est amené à tirer le protagoniste du film, véritable teigne bouillonnante doublée d’un romantique échevelé dont les très purs idéaux sont appelés à brutalement se fracasser sur les vertigineuses falaises de la côte anglaise.

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