Mélissa Laveaux: « Je m’inspire des rythmes, des histoires, mais après, j’en fais ce que je veux »

© ANNE BRUGNI
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Avec son album Radyo Siwèl, Mélissa Laveaux retourne sur la terre de ses parents, Haïti, et y trouve matière à chanter, danser. Et résister. Pop vaudoue!

Ce matin-là, Mélissa Laveaux n’a pas beaucoup dormi. Et pas seulement parce qu’elle a pris son Thalys aux aurores.  » J’ai tendance à me réveiller systématiquement vers 2, 3 heures du matin. C’est un moment de la nuit assez mystique. On dit d’ailleurs que c’est l' »heure des sorcières », celle où elles viennent chercher les morts (rires). En fait, gamine, je me réveillais déjà à cette heure-là, et comme j’ai appris à lire assez tôt, je commençais à bouquiner. Du coup, j’ai gardé l’habitude. Mais c’est un truc de famille. Je me souviens qu’une nuit, je suis descendue me verser un verre de lait, et j’ai trouvé ma mère en train de nettoyer la cuisine! » (rires)

Ses courtes nuits – » je fonctionne avec quatre heures de sommeil, six c’est l’idéal« – ont au moins un avantage: permettre à Mélissa Laveaux de gérer ce qui ressemble fort à de l’hyperactivité, l’amenant par exemple à lancer souvent plusieurs chantiers à la fois. La discussion du jour, par exemple, a pour objet Radyo Siwèl, son nouvel album. Mais la veille, c’est sur les répétitions d’un projet de conte théâtral qu’elle bossait.  » Je me suis inspirée de la figure de Mami Wata, une divinité africaine qui prend souvent l’allure d’une sirène. Comme dans la tradition vaudoue, elle passe de corps en corps et finit par devenir la muse des plus grands artistes en Europe, comme Jeanne Duval, la maîtresse haïtienne de Baudelaire. » Dans le monde de Mélissa Laveaux, le magique n’est jamais très loin du quotidien. Il l’infiltre en permanence, parfois là où on l’attend le moins.

La jeune femme est née en 1985 à Ottawa (Canada), fille d’immigrés haïtiens ayant fui le régime de Papa Doc, alias François Duvalier. Arrivée en France il y a dix ans pour la musique, elle a déjà sorti deux albums ( Camphor & Copper en 2008 et Dying is a Wild Night en 2013), sur le label parisien No Format!. Son nouveau Radyo Siwèl est cependant le premier où elle laisse l’anglais de côté pour se tourner davantage vers ses racines familiales et chanter en créole. La raison de ce changement de cap?  » Une série de signes… »

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US Go Home

À commencer par le voyage qu’elle effectue à Haïti au printemps 2016. C’est alors seulement la seconde fois qu’elle y met les pieds, depuis un premier voyage à l’âge de douze ans. Entretemps, elle n’a pas forcément eu les moyens d’y retourner -la situation politique ou les catastrophes naturelles s’acharnant sur l’île n’encourageant pas non plus le déplacement. Au fil du temps, Haïti semblera d’autant plus loin que les parents ont coupé le contact avec leur fille .  » En arrivant en France, à 22 ans, j’ai fait mon coming out. Ils l’ont très mal pris. Ils ont arrêté de m’adresser la parole pendant presque dix ans. Aujourd’hui, on se reparle, petit à petit. Mais du coup, ce disque est aussi un album sur la déchirure, le mal du pays… »

Quand elle arrive à Port-au-Prince, elle se rend directement au Centre d’arts. Détruit en grande partie lors du grand tremblement de terre de 2010 (qui a également emporté son directeur), le lieu a pu rouvrir en 2014.  » Avant même les bureaux, la première chose qu’ils ont remis en place, c’est une structure temporaire qui puisse servir d’atelier d’artistes. Je trouve ça fou! » Quand Mélissa Laveaux débarque ce jour-là dans la cour du Centre, elle croise un sculpteur en train de travailler une sirène en métal.  » C’était Lionel St. Eloi. Un artiste dont j’avais découvert les oeuvres lors de la grande expo au Grand Palais, fin 2014, à Paris ( Haïti, deux siècle de création artistique, NDLR). Je me suis approchée et je lui ai demandé pour prendre une photo. Il m’a regardée longuement, sans prononcer un mot. Après un long moment, il m’a dit : « Petite, tu as du travail à faire « ! » Quand on vous parlait de signes…  » Quand il m’a dit ça, j’ai fondu en larmes! Si ça se trouve, il voulait juste bosser et je le dérangeais (rires). Mais sur le coup, ça m’a vachement touchée. Ça m’a poussée à me lancer. J’ai commencé à fouiller, explorer, accumuler les choses. »

Lors de son séjour, elle se concentre notamment sur le parcours de Martha Jean-Claude, grande dame de la chanson haïtienne, écrivaine et activiste engagée, qui a passé plus de la moitié de sa vie en exil à Cuba -elle fuit Haïti en 1956, après avoir passé plusieurs mois en prison, alors qu’elle est enceinte.  » En fait, ma première idée était d’enregistrer un album-hommage. Et puis, à force de creuser, je suis tombée sur d’autres choses, et découvert toute une partie de l’histoire d’Haïti que je ne connaissais pas. » Notamment l’influence des États-Unis, qui ont occupé le territoire entre 1915 et 1934.  » Mes parents ne m’avaient jamais parlé de ça. Que s’est-il passé entre l’indépendance de 1804 et la dictature de Duvalier? En fait, je n’en savais rien. J’ai dû gratter moi-même. »

Quand elle repart, Mélissa Laveaux a des idées plein la tête, mais pas forcément un disque. Elle a encore le temps, pense-t-elle. Sauf qu’à peine rentrée, sa grand-mère, installée à New York, meurt – » alors que ce voyage aurait dû justement être l’occasion de nous retrouver, de lui poser plein de questions sur elle, sa vie en Haïti, les chansons qu’elle chantait… » Quelque semaines plus tard, Donald Trump est élu président des États-Unis.  » J’avais l’impression que le monde partait en vrille. Je me suis dit qu’il ne fallait plus attendre, que je devais me jeter à l’eau. »

Shithole

Voilà donc Radyo Siwèl, enregistré finalement en cinq jours à peine. Le mot siwèl fait référence à une petite prune que l’on trouve dans les montagnes d’Haïti et qui a donné son nom aux groupes qui jouaient dans les fêtes de village ou lors des mariages, les Bann’na Siwèl. On a donc compris qu’il s’agit bien ici d’une sorte de retour aux sources familiales. Mais pas seulement.  » Cet album, c’est un peu une enquête, je tente de reconstruire un puzzle. » Où les airs traditionnels, teintés de vaudou, prennent des habits quasi pop – » je m’inspire des rythmes, des mélodies, des histoires, mais après, j’en fais ce que je veux » . Un montage inédit où les questionnements intimes ne sont aussi jamais très loin des considérations plus politiques.  » J’ai commencé à me demander où les militaires américains étaient encore présents, dans le monde. Il se trouve que plus de 180 pays abritent des bases US! Par contre, il n’existe aucune base militaire étrangère sur le sol américain… Ce que je veux dire, c’est que l’histoire d’une petit territoire comme Haïti est commune à beaucoup d’autres pays. » La veille de la rencontre, Mélissa Laveaux postait encore sur son Facebook la vidéo de Conan O’Brien, présentateur-vedette de late show américain, venu visiter Haïti après les propos injurieux de Trump sur les  » shithole countries« , et se faire interpeller par une petit écolière haïtienne: « Chaque fois que les Américains viennent, ils repartent avec un bout du pays! » « Cette petite fille connaît l’Histoire! », rigole Mélissa Laveaux.

Mélissa Laveaux:

Dans Radyo Siwèl, un morceau comme Jolibwa, par exemple, fait ainsi référence au journaliste Joseph Jolibois, envoyé plusieurs fois en prison par le pouvoir (il y mourra en 1936): les Haïtiens protestaient à son enfermement en venant danser sous les barreaux de sa cellule. La (magnifique) vidéo animée d’ Angeli-ko raconte de la même manière la présence américaine.  » À la base, la chanson parle d’une jeune femme qui cuisine mal, ne fait jamais le ménage, ne sait pas coudre, etc. Dans le morceau, on lui dit de retourner chez sa mère pour apprendre à tenir une maison. Cela peut paraître très sexiste comme ça. Mais en fait, derrière cela, la chanson est beaucoup plus subversive que ça. Angeli-ko est une allusion à la femme du général américain qui dirigeait les opérations, Angelique Coles. C’était une manière cachée de dire aux Américains de retourner chez eux. » Derrière la légèreté, il faut donc voir certaine forme de militantisme, une façon de  » garder la tête haute » .  » C’est un véritable acte de foi que de moquer l’ennemi en continuant à danser et à rire. »

Parfois, il ne faut même pas coder les messages. Assumer et revendiquer son identité haïtienne suffit pour contester. On devine que le principe vaut toujours aujourd’hui. C’est aussi cela que le disque de Mélissa Laveaux réussit: puiser dans la tradition -y compris d’ailleurs quand elle n’accepte pas toujours votre sexualité-, non pas pour se replier, mais bien pour se libérer. Le morceau Totalito, par exemple, n’est pas avare d’allusions sexuelles gentiment appuyées – » J’ai rêvé que tu étais un vélo, et que je te montais toute la nuit« . Plus loin, les racines vaudoues de Lè Ma Monte Chwal Mwen évoquent, elles,  » la manière dont les divinités « chevauchent » la personne qu’elles possèdent » .  » Oui, la manière dont c’est présenté a en effet quelque chose de « coquin ». Ce sont des traditions religieuses qui acceptent, embrassent même, une certaine sensualité. Ce qui dérangeait d’ailleurs beaucoup les Américains qui ont essayé d’éradiquer tout ça. » Haïti, mon amour…

Mélissa Laveaux, Radyo Siwèle, distr. No Format! ****

En concert aux Nuits Bota le 26/04, avec Midget! (et également le 05/08, à Esperanzah!)

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