CET ÉTÉ, FOCUS VOUS OFFRE UNE NOUVELLE INÉDITE DE L’ÉCRIVAIN AMÉRICAIN BENJAMIN WHITMER. SUITE DES AVENTURES DE DERRICK KREIGER…

L’appartement de Lou possède trois pièces. Derrick ouvre la porte d’un coup de pied et fouille les lieux sans ménagements. Vide les tiroirs de la cuisine, fait valdinguer les livres des étagères. Rien. Dégage à coups de bottes les bouteilles de bière et autres trucs qui traînent dans le salon. Rien. Passe dans la chambre. Lacère le matelas. Défonce la penderie. Puis, dans la table de nuit, trouve un paquet de cigarettes, un carnet d’allumettes et les clés d’une Lincoln Continental qui pourraient bien ouvrir justement celle qui se trouve garée en bas, dans la ruelle. Trouve également du liquide, dans un sac en papier, sur une étagère du placard.

Il garde les clés et le sac de liquide. Puis regagne le salon avec les cigarettes, et allume le petit poste de télévision noir et blanc. Images d’émeutes, sur toutes les chaînes. Présentateurs blancs la raie sur le côté, épaisse. Derrick s’assied dans le canapé. Poubelles qui volent, policiers qui matraquent, Noirs qui scandent des slogans. La caméra balaie le tumulte des images puis se fige sur quelqu’un qui va tout expliquer: plan fixe de l’officier dépêché sur les lieux. Et Derrick hurle de rire.

C’est Cirillo, le type qui explique. Le Groupe d’Intervention a fait une descente dans une boîte du coin dans laquelle se tenait une fête après l’heure de fermeture, pour des problèmes de drogues et de prostitution. C’est vrai, c’était une fête de retour au pays pour plusieurs vétérans. Mais c’était aussi un lieu de recrutement de militants, et pour les militants, y a pas meilleur vivier que les vétérans du Vietnam. Cirillo dit qu’un des organisateurs, un certain Everette Anderson, lui-même vétéran du Vietnam, l’a alors frappé.

Puis la télévision passe à des images aériennes de la boîte d’où l’émeute est partie, et Derrick se lève sans s’en rendre compte.

C’est la boîte où il s’est fait suspendre.

La télévision fait un panoramique sur le quartier. Derrick comprend qu’il se trouve à peine à deux blocs de là.

Derrick entre par la porte des livraisons. Elle est fermée avec un cadenas à l’ancienne, que Derrick fait sauter en le frappant avec la crosse du Colt. À l’intérieur, il ne trouve qu’une seule personne, et ce n’est pas Lou. C’est un Noir d’environ quatorze ans, qui serre dans sa main un couteau de cuisine et s’est caché dans le premier endroit où Derrick a l’idée de regarder: derrière le bar. Le couteau claque en tombant par terre quand le jeune gars voit son arme.

– Tu travailles ici? demande Derrick.

Le jeune gars fait oui de la tête.

– Je t’écoute, petit, dit Derrick.

Puis il attrape une bouteille de bourbon et un verre derrière le bar, et revient s’asseoir sur un des tabourets.

– Je balaie et nettoie les toilettes, dit le jeune gars. Ce genre de merdes. De trucs. Ce genre de choses, monsieur.

– Tu peux dire des gros mots, dit Derrick. On vit dans un pays libre. (Il débouche la bouteille de bourbon et se sert un verre.) Je vais te poser une question. Si tu ne me réponds pas franchement, je te ferai mal. C’est clair?

Le jeune gars fait oui de la tête. Emphatiquement.

– Bien, dit Derrick. Je suis un grand partisan de la clarté. (Il sent son pacemaker vider dans sa poitrine l’espace où son coeur devrait être.) Elle m’a dit qu’elle s’appelait Lou. Elle est grande, presque ma taille. Peau noire, coiffure afro. Quasiment pas de nichons, et un trou entre les dents de devant assez grand pour que tu t’y faufiles, mais chaude comme la braise. À toi.

Derrick regarde le jeune gars fouiller sa mémoire à la recherche de tous les mensonges qu’il a pu dire dans sa triste petite vie merdique. Et quelque part derrière ses yeux marron terrorisés le gars voit bien qu’aucun d’entre eux ne fera l’affaire. Alors il secoue la tête, c’est tout.

– Trouve-moi une bière, derrière le bar, dit Derrick. Une en bouteille.

Le jeune gars obéit. C’est une Miller High Life.

– Décapsule-la et bois-la. En entier.

Le jeune gars a les yeux rouges et aqueux quand il en a fini.

– Je crois que je vais dégueuler, dit-il d’une voix misérable.

– Prends cette bouteille par le goulot et frappe-la fort contre l’angle du bar, dit Derrick. Comme ils font dans les films. Si tu la frappes correctement, le culot saute tout seul.

Le jeune gars frappe la bouteille contre l’angle du bar, mais elle ne se brise pas.

– J’y arrive pas, dit-il.

– Tu frappes pas assez fort, dit Derrick. Si t’y arrives pas c’est pas la fin du monde. Tu devras boire une autre bouteille, c’est tout.

Le jeune gars frappe de nouveau la bouteille contre le bar et cette fois le bout se brise, ça fait un cercle de tessons pointus rempli de lumière brune.

– Maintenant donne-la moi, dit Derrick. Et ne fais pas le malin. Ce revolver te ferait des trous qu’on pourrait pas reboucher même avec des rondins.

Le jeune gars lui tend la bouteille. Doucement.

– Je ne sais pas ce que vous cherchez, monsieur, mais c’est pas mes affaires. Je veux pas m’en mêler.

Derrick tient la bouteille. Il a l’impression d’être en train de regarder un film qu’il a déjà vu et revu des milliers de fois, au point qu’il s’est vidé de son sens.

– Pose ta main sur le bar, petit, dit-il.

Des larmes coulent sur les joues du jeune gars.

– Je peux pas, monsieur, dit-il. Me forcez pas.

– Ça peut s’arrêter quand tu veux, dit Derrick. Suffit de me dire ce que tu sais sur cette fille. C’est tout ce que tu as à faire.

L’espace d’une ou deux secondes, Derrick pense que le jeune gars va parler. Mais la peau de son visage paraît se durcir, et puis il crache:

– T’es un connard de flic. C’est vrai ce qu’ils disent sur toi.

Il claque sa main sur le comptoir.

Derrick ne pinaille pas. Il attrape le poignet du jeune gars et brandit la bouteille de bière au-dessus de sa main.

– Retiens ton souffle, dit Derrick. Ça sera fini avant que t’aies le temps de t’en rendre compte.

– Connard de flic, tente de redire le jeune gars.

Mais il n’y parvient pas. La peau autour de sa bouche devient flasque, de la bave coule au coin de ses lèvres.

Derrick tend le bras au-dessus du comptoir et attrape le gars par le menton.

– Ne t’évanouis pas, dit-il. Si tu t’évanouis faudra tout recommencer.

Le jeune gars déglutit et dans leurs orbites ses yeux roulent vers le haut, vers la bouteille. Il lâche un sanglot.

Puis parle.

Lou est une vieille militante de Cincinnati. Le genre actif. Elle lit Amilcar Cabral, porte une arme, et pratique même le tir. Elle anime des ateliers et des groupes de lecture. Elle organise des entraînements d’auto-défense armée pour les femmes de Cincinnati. Elle a passé du temps en Palestine, à se faire des relations.

Derrick savait déjà tout ça. Il est à peu près sûr qu’il n’y a pas un seul habitant d’Over-the-Rhine qui n’aurait pas pu le lui dire. Mais lorsque le jeune gars ajoute qu’elle se promène souvent avec une autre militante du nom d’Everette Anderson, Derrick sent son coeur tressauter comme une grenouille électrisée.

Il pose la bouteille de bière sur le bar et prend le jeune gars par la peau du cou.

– Tu as bien fait de me dire tout ça, dit-il.

– Vous auriez dû le faire, espèce de fils de pute, dit le jeune gars en sanglotant. Vous auriez dû le faire.

Derrick s’octroie encore quelques minutes, là, assis, avec ce jeune gars. C’est encore une chose qu’il a apprise au Vietnam; elle lui procure un réconfort étrange. Rester assis comme ça avec des jeunes gars qui sanglotent à cause des choses qu’on vient de les forcer à faire.

BENJAMIN WHITMER EST NÉ EN 1972 ET A GRANDI DANS LE SUD DE L’OHIO ET AU NORD DE L’ÉTAT DE NEW YORK. IL A PUBLIÉ SON PREMIER ROMAN, PIKE, AUX ÉDITIONS GALLMEISTER EN 2010. IL VIT AUJOURD’HUI DANS LE COLORADO, OÙ IL PASSE LA PLUS GRANDE PARTIE DE SON TEMPS LIBRE EN QUÊTE D’HISTOIRES LOCALES, À HANTER LES LIBRAIRIES, LES BUREAUX DE TABAC ET LES STANDS DE TIR DES MAUVAIS QUARTIERS DE DENVER.

TRADUIT PAR JACQUES MAILHOS

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