LEONARD COHEN L’AIMAIT PARCE QU’ON POUVAIT Y EMMENER EN TOUTE DISCRÉTION « UN NAIN, UN OURS ET 4 FEMMES À 4 HEURES DU MATIN ». LE CHELSEA HOTEL, FAMEUX POUR SA BOHÈME ARTISTICO-NEW-YORKAISE, A ÉTÉ RACHETÉ PAR UN INVESTISSEUR PEU SENSIBLE À LA LÉGENDE…

Début août 2011, l’homme d’affaires Joseph Chetrit officialise son titre de nouveau propriétaire des 12 étages du 222 West 23rd Street formant le Chelsea Hotel. Il entreprend de virer -manu militari si nécessaire- les clients de l’hôtel, ne laissant, dans les 250 chambres aux dimensions variables, que la centaine de résidents à l’année. Depuis un bout de temps déjà, cela sentait l’oignon pour l’imposant géant de briques rouges plantant sa gueule d’enfant entre les 7e et 8e avenue du quartier de Chelsea. En 2007, le fils de la famille Bard, copropriétaire du lieu depuis 1939, doit céder sa fonction de manager à des âmes moins sensibles à la faune artistique. Concrètement, les lubies de Bard senior, toujours prêt à louer un coin de sa taule contre une croûte prometteuse ou 3 poèmes rimbaldiens, passent à l’as. Vu le prix insensé au mètre carré des immeuble à Manhattan, l’époque est davantage au boulier-compteur corporate qu’aux crève-la-faim tutoyant un génie incertain.

A l’instar du Château Marmont de Los Angeles, le Chelsea Hotel a dépassé en notoriété tout ce que les météorologues de la mode pouvaient raisonnablement en prédire. Quand il surgit du terreau de Manhattan en 1884, sa façade revival gothique abrite une coopérative d’appartements privés dont les balcons en fer ornementés de fleurs promettent un possible Eden. Son impressionnant escalier intérieur mène jusqu’au douzième étage, le Chelsea est alors le plus haut bâtiment de New York… Plombé au début XXe par la récession du quartier des théâtres qui l’entoure, la future boutique à rêves de Dylan et Warhol se change en hôtel dès 1905. Ce sont d’abord les écrivains -pop-stars de l’époque- qui y amènent un début de réputation « d’amour des arts ». Le côté capharnaüm de l’endroit, ses coursives caverneuses, ses tuyaux sonores, son lobby de cartomancienne sous acide , et des tarifs accueillant les non-fortunés, forment une chimie qui attire Mark Twain, le cadavre ambulant William Burroughs, les beatniks Gregory Corso et Allen Ginsberg, cette grande folle de Quentin Crisp ou encore Arthur Miller, le mari épisodique de Marilyn qui y reste 6 années, charmé par l’impression no man’s land de l’endroit:  » Cet hôtel n’appartient pas à l’Amérique, il n’y a ni aspirateurs, ni règles, ni honte, c’est le comble du surréalisme (…). J’ai observé comment une nouvelle époque, les années 60, y avaient trébuché avec les yeux injectés de la jeunesse.  » Jack Kerouac y écrit sa bible de hobo alcoolisé ( Sur la route) et Arthur C. Clarke, auteur de 2001, Odyssée de l’espace, y conçoit le cosmos qui alimentera le fabuleux film de Kubrick.

Tout cela resterait sans doute juste singulier si le lieu n’était aussi un boxon manifeste, paradis abusant de tous les paradigmes. La preuve en double exemplaire? Si le poète gallois Dylan Thomas n’est pas techniquement mort le 9 novembre 1953 au Chelsea où il résidait, c’est bien là que, 6 jours plus tôt, il s’enivre dans sa chambre avant de se finir au pub voisin via 18 whiskies. Du coup, le Chelsea est resté associé au binge drinking malté… L’histoire de Sid Vicious est bien aussi. Bassiste des Sex Pistols séparés zonant dans un New York junkie, Sid habite le Chelsea avec sa copine américaine, Nancy Spungen: le couple accro à l’héroïne va de gig minable en fréquentation douteuse dans l’ombre odorante d’une demi-gloire déjà fanée. Le 12 octobre 1978, Nancy Spungen est retrouvée poignardée dans la salle de bains de la chambre numéro 100. Vicious est arrêté, passe 55 jours à Rikers Island, s’y désintoxe à la dure mais meurt néanmoins d’une overdose quelques semaines plus tard à un kilomètre du Chelsea.

Le mythe, néanmoins, ne peut pas s’inscrire uniquement en lettres de sordide sentimental ou de désastres: si l’hôtel de la 23e rue devient fameux, c’est aussi parce qu’il s’incarne avec flamboyance dans la (contre-)culture new-yorkaise des années 60. Une hydre à plusieurs têtes, dont dépasse la fameuse perruque immaculée d’Andy Warhol. Le plasticien et concepteur, qui manage le Velvet Underground depuis 1965, tourne à l’été suivant un film noir et blanc baptisé Chelsea Girls. Même si les protagonistes du trop long métrage n’habitent pas la résidence, on s’imagine que Nico, Ondine, Gerard Malanga et toute la bande de la Factory y passent leurs nuits de glamour poly-sexuel.

La chambre de Patti

Le Chelsea devient synonyme de New York rock. C’est chargée de ce fantasme que Patti Smith débarque du New Jersey en 1967: d’abord à Brooklyn puis à Manhattan où elle réside avec le futur géant sulfureux de la photographie, Robert Mapplethorpe. Dans l’excellente autobiographie parue en 2010 ( Just Kids, Denoël), Smith raconte comment le Chelsea incarne un univers pas seulement fantasmé. On y croise les parfums d’artistes y ayant séjourné (Bob Dylan, Dylan Thomas, Bukoswki, Edith Piaf) autant que les silhouettes pailletées de ceux qui y séjournent encore. Janis Joplin tétant sa bouteille de Southern Comfort, Salvador Dali tutoyant les étoiles (et Patti) dans le lobby, et même Muhammad Ali faisant son shadow boxing dans l’antique ascenseur. Patti Smith finit par y vivre en 1969 et 1970: d’abord dans une chambre assez grande pour caser 2 valises, puis dans la plus large 204 du second étage.  » Le Chelsea était comme une maison de poupées dans une zone crépusculaire, chacune des chambres composant un petit univers. Je parcourais ses couloirs cherchant ses esprits, morts ou vivants (…) J’aimais cette endroit, son élégance râpée et l’histoire qu’il renfermait de manière possessive. » Au début des années 80, Madonna vivait au Chelsea et, en 2009 encore, La Roux y tournait le clip de In For The Kill. Mais la messe semblait déjà dite depuis un bout de temps…

TEXTE PHILIPPE CORNET

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