DEPUIS PLUS DE 40 ANS, À AMSTERDAM, LE PARADISO RESTE LE TEMPLE DU ROCK LOCAL. OU COMMENT UNE ÉGLISE SQUATTÉE PAR LES IDÉAUX HIPPIES EST DEVENUE L’UNE DES SALLES LES PLUS MYTHIQUES DU VIEUX CONTINENT.

Le rock est une religion comme les autres. Aussi iconoclaste soit-il, il cultive ses propres dogmes, adore ses icônes, crée ses martyrs, produit ses schismes et puis surtout édifie ses temples. A Amsterdam, peut-être plus qu’ailleurs. Depuis un peu plus de 40 ans, une ancienne église rassemble les fidèles: à quelques mètres du parc Vondel, à deux pas de la Leidseplein, le Paradiso continue d’être le principal lieu de culte rock de la ville.

On est loin de la cathédrale, genre Madison Square Garden. Ici, en plein centre-ville, le Paradiso tient plutôt de la petite église de quartier -logée à côté d’un marchand de vélos, en face d’un des derniers disquaires vinyles de la ville. A vrai dire, quand on passe devant, l’ancien caractère sacré du Paradiso se remarque à peine. Ni clocher, ni beffroi: la façade carrée en briques rouges pourrait facilement faire penser à un hangar si une série de vitraux ne trahissait pas son ancienne vocation spirituelle. Le programme de ces prochaines semaines propose des concerts des Roots, Alela Diane, Alabama Shakes, Sigur Ros… Avant eux, les Rolling Stones, Nirvana, Arcade Fire, Amy Winehouse, Pink Floyd, U2, Bowie, Adele… ont notamment garni le wall of fame maison. Malgré ça, à la reception du Paradiso, un A4 accroché au mur donne ses consignes:  » beleef bezorg-stilte-niet zingen. » L’humour sauce Mora, certainement…

Flower power

C’est sûr, le Paradiso n’est pas une salle comme les autres. En premier lieu, parce que les murs qui l’abritent ne sont pas ceux d’une église traditionnelle. Sur le fronton, gravée dans la pierre, l’inscription rappelle les premiers occupants du lieu: De Vrije Gemeente. La commune libre. Un courant de l’Eglise réformée des Pays-Bas, lancé à la fin du XIXe siècle par les frères Hugenholtz, qui s’éloignait encore un peu plus des dogmes chrétiens pour se rapprocher d’une forme d’humanisme mêlé de spiritualité (et vice-versa). Construit en 1880, le bâtiment situé sur le Weteringschans, est donc moins une église classique qu’un « lieu de réunion ». D’ailleurs, Petrus Hermannus Hugenholtz y lit aussi bien la Bible que le Coran ou les écrits hindouistes et évoque Bouddha dans ses prêches…

Comme quoi, avant même sa naissance, le destin du Paradiso semble déjà tout tracé, marqué par la libre pensée et les parfums d’Orient. Fin des années 60, l’ancienne église sert en effet de refuge aux hippies de la ville qui décident d’en faire une salle de concerts et de performances en tous genres. Sur le continent, Amsterdam est alors le point d’atterrissage privilégié de la jeunesse passée en mode flower power, rêvant de s’envoler vers Hashbury, mais trop fauchée pour se procurer un vol jusqu’à San Francisco. Dans L’aventure hippie (1), Jean-Pierre Bouyxou et Pierre Delannoy racontent: « Le « Dam », la grande avenue devant la gare, jonché de sacs de couchage et de joints écrasés, le marché aux puces avec sa foule bariolée de freaks, cheveux longs pour les garçons, henné pour les filles. Bracelets, colliers, colifichets, gilets afghans, chemises de grands-pères pour tout le monde. (…) Sur les canaux, des péniches où des jeunes marginaux vivent en communauté et où l’on peut, en passant, s’inviter à tirer sur un joint. Et, partout, des boutiques de fringues indiennes, des librairies ésotériques, des bibliothèques orientalistes, des salles de yoga. Plusieurs concerts chaque soir, des projections de films « différents », des happenings psychédéliques, des fêtes ininterrompues, du théâtre de rue, des sit-in improvisés, des sourires, des caresses. Toutes les rencontres possibles. Tous les rêves. »

Amsterdam is burning

Il faut dire que l’agitation des Provos a excité pas mal d’imaginaires. Formé au milieu des années 60, le groupe a multiplié les happenings pendant deux ans, mêlant humour dada et subversion situationniste. Parmi les penseurs du mouvement, Roel Van Duyn, étudiant en philo, sent alors que le vent est en train de tourner, que la jeunesse néerlandaise s’ennuie trop pour reproduire le schéma petit-bourgeois. Il pointe notamment la naissance des nozems, cette version « oranje » des Mods anglais, dont les accès de violence font de plus en plus parler dans les journaux: » Il est de notre devoir de transformer cette agressivité en conscience révolutionnaire. »

Les provos vont donc lancer l’offensive et tenter d’animer la contestation, souvent de manière absurde, toujours de façon ludique. Les autorités amstellodamoises prennent toutefois très au sérieux les happenings potaches des provos. Qui s’enhardissent: les moqueries contre la police par exemple se multiplient, la désinformation s’intensifie. Le nombre d’agitateurs a beau être limité, l’attention qui leur est accordée prend de plus en plus d’ampleur. Les autres mouvements contestataires se faufilent dans la brèche. En juillet 65, lors d’un happening, la police finit par charger dans la foule. Le lendemain, De Telegraaf titre: « Les Provos attaquent! » Quand la princesse Beatrix se marie avec Claus Van Amsberg, ancien membre des jeunesses hitlériennes, la tension monte encore d’un cran: malgré la surveillance rapprochée de la police, les Provos réussissent à balancer des grenades fumigènes sur le cortège.

En 67, le mouvement provo finira par se saborder. Après avoir malgré tout réussi à faire élire l’un de ses membres au conseil municipal de la ville, et assisté à la démission du Commissaire en chef et du Maire d’Amsterdam. Certes, les revendications anar’ sont pour la plupart balayées. Mais l’ambiance a changé. Quand un groupe de hippies quitte le love-in entamé au parc Vondel pour squatter l’église de la Vrije Gemeente, les autorités commencent par faire évacuer les lieux, avant de se montrer plus compréhensives. Pourquoi ne pas se saisir de l’occasion pour lâcher du lest (voire réussir à canaliser un peu le mouvement)? Le 30 mars 1968, le Paradiso, « centre de détente cosmique », ouvre ses portes…

Au programme, des concerts évidemment, mais aussi des performances, du théâtre expérimental… Le Paradiso devient le lieu de rassemblement privilégiés des hippies de la ville. Après quelques mois à peine, la salle accueille des groupes comme Pink Floyd, The Pretty Things, ou encore Captain Beefheart. L’ambiance y est joyeusement droguée, psychédélique, voire décadente. Début des années 70, cependant, l’utopie a du plomb dans l’aile. Le pétard a laissé la place à l’héroïne. Au Paradiso, les dealers affluent. On commence à avoir du mal à gérer les excès des uns et des autres, et l’anarchie bon enfant des débuts vire de plus en plus au chaos.

A la fin de la décennie, plombée par les problèmes financiers, la salle tire la langue. Heureusement, à ce moment-là, le punk et la new wave commencent à faire des vagues. Le Paradiso est l’un des premiers endroits « installés » à faire de la place pour des groupes comme les Sex Pistols, Blondie, les Ramones, les Talking Heads… Certes, les langueurs hippies sont loin. Mais le Paradiso est sauvé. Aujourd’hui encore, il a retenu la leçon: pour survivre, il prendra toujours soin de humer l’air du temps, captant les tendances avant qu’elles n’explosent… l

(1) L’AVENTURE HIPPIE, DE J-P BOUYXOU ET P. DELANNOY, ÉDITIONS 10-18.

TEXTE LAURENT HOEBRECHTS

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