« Le péril est constant« , lance une Jasmine (Cate Blanchett, impériale dans le tailleur Chanel d’une femme de la haute tombée en disgrâce) en plein délire névrotique à la fin du dernier Woody Allen, Blue Jasmine. Ce sont les premières paroles lucides du film dans la bouche de cette ex-épouse de gros bonnet -et surtout gros magouilleur- de la finance qui a enfermé sa dépression entre quatre murs de suffisance et tente depuis de la noyer à coups de vodka-Martini. Oui, le péril, le chaos, nous entourent, nous encerclent. Nous en sommes même les jouets. Si on l’avait oublié pendant ces quelques semaines de répit où tout, sauf caillou dans l’espadrille, n’est que luxe, calme et volupté, la rentrée, et son cortège de dossiers en attente, de factures impayées, d’embouteillages permanents, s’est chargée de nous le rappeler sans ménagement.

En prenant un peu de hauteur -disons à l’échelle du cosmos-, on peut même émettre l’hypothèse que l’existence se résume finalement à une lutte incessante contre le désordre. Les étoiles brûlent tout ce qu’elles ont en stock pour ne pas s’éteindre, ce qui arrivera de toute façon, quand elles ne sont pas avalées tout cru par un trou noir. L’univers lui-même n’est qu’une parenthèse ouverte avec le Big Bang et qui se refermera un millénaire ou l’autre avec le Big Crunch.

Moins spectaculaire que l’agonie d’un astre: les êtres humains vivent sous la même menace. Biologiquement, les cellules naissent avec une date de péremption et nécessitent un entretien minutieux (5 fruits et légumes par jour…) pour ne pas se mettre en grève. Socialement, ce n’est pas l’anarchie qui manque, la violence, la détresse, le décrochage venant sans cesse défier un équilibre jamais acquis. Même sur le front domestique, on peut sentir les effets pervers de cette météo capricieuse. Les corvées s’apparentent à une veine tentative de ramener un semblant d’ordre, de reprendre le contrôle, tout en sachant qu’il faudra recommencer le lendemain si on ne veut pas se laisser submerger. C’est le syndrome de la vaisselle sale. Plus on la laisse traîner, moins on la fait. Avoir le dernier mot tient donc un peu du miracle. Il suffit d’un grain de sable, une mauvaise rencontre, un revers professionnel, pour que les portes étanches cèdent à tous les vents mauvais.

La culture n’échappe pas à la règle. Elle porte d’ailleurs en elle-même les gènes de la débâcle. Apprendre la musique, c’est apprendre à ordonner le chaos des sons, à pêcher le fragile arrangement dans l’océan de la dissonance. De même qu’écrire, c’est apprendre à dompter les lettres, puis les mots, pour échapper à l’incompréhension et à l’intolérance, premiers pas vers le foutoir.

Si le cinéma, la littérature ou la BD s’arrêtent si souvent sur les entailles dans le corset de nos existences, c’est donc pour nous aider à mieux cerner notre humanité et celle de l’autre, avec ses failles, ses limites, ses ratés. Etre conscient de la fragilité de sa condition la rend d’autant plus précieuse. A méditer dans sa voiture immobilisée à l’heure de pointe sur le ring…

PAR Laurent Raphaël

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