AVEC CARANCHO, LE RÉALISATEUR ARGENTIN PABLO TRAPERO SIGNE UN FILM D’UNE SAISISSANTE NOIRCEUR, THRILLER SUFFOCANT EN FORME DE PLONGÉE DANS UNE MER DE DÉSOLATION.

« Derrière toute tragédie, il y a une industrie.  » La formule n’est pas seulement choc, elle donne son socle à Carancho, le sixième long métrage de Pablo Trapero, réalisateur révélé en 2002 par El Bonaerense et qui s’est, depuis, imposé, au même titre qu’un Carlos Sorin ou une Lucrecia Martel, comme l’une des figures de proue du nouveau cinéma argentin. Au c£ur de l’histoire, un « carancho », un avocat marron faisant son beurre du désarroi d’accidentés de la route ou de leurs proches -un business juteux, à la mesure des affolantes statistiques argentines en la matière. « Je n’ai pas pour autant voulu opter pour une approche journalistique, et le film relève pour l’essentiel de la fiction, explique Trapero, alors qu’on le retrouve dans un hôtel cannois, son film ressortant à la cuvée 2010 d’Un Certain Regard . Mais beaucoup de choses se produisent au départ de tragédies vécues par les familles d’accidentés. La mort n’est pas la fin de toute chose: dans la foulée, une grosse machine se met en branle, un tas de gens en font leur business, pas nécessairement condamnable, d’ailleurs. Et ce genre d’avocat en fait aussi partie. »

Questions morales

De fait, ce contexte posé, Carancho s’apparente à une plongée au c£ur du chaos, les pratiques licencieuses n’étant que la partie apparente d’un iceberg dérivant dans une mer de désolation -celle découlant d’une corruption déclinée tous azimuts, en un constat tout en noirceur, que le réalisateur refuse de limiter à la seule société argentine. « Mon film n’est pas qu’une métaphore de l’Argentine, j’ai tenu à le rendre le plus universel possible. La corruption est partout, elle découle de décisions prises par tout un chacun quotidiennement. Il y a des domaines où elle est tellement présente qu’on ne la relève même plus. Je souhaitais en parler parce que nous y sommes tous confrontés, dans la vie et dans l’amour comme dans les affaires. Si j’ai décidé de faire de Carancho un film noir, c’est en raison du fait que la confrontation des protagonistes à des questions morales est l’un des éléments fondateurs du genre. » On retrouve là l’attrait moult fois réaffirmé du cinéaste pour le cinéma de genre, lui qui s’est essayé au road-movie avec Familia rodante avant de signer un étouffant drame carcéral avec Leonera. « Quand on tourne un film, on joue avec une série d’éléments formels et esthétiques. J’aime m’appuyer sur certaines références, non pas comme des étapes à suivre, mais bien en essayant de me souvenir des sensations ressenties comme spectateur devant différents films. Quelque part, les histoires sont toujours les mêmes, et mon rôle, c’est de les rendre intéressantes à mes yeux mais plus encore aux vôtres. Et les références font partie de ce processus. »

Un combat quotidien

S’y greffe une volonté manifeste de bousculer quelque peu les codes et les contours des genres en question, et d’en repousser les limites en même temps que d’en élargir les enjeux, méthode à l’£uvre aussi bien dans Leonera que dans Carancho, d’ailleurs, qui enchevêtre polar, perspective sociétale et histoire d’amour. « J’ai l’habitude de dire à mon équipe, techniciens comme acteurs, « let’s rock it ». Ne nous en tenons pas à un énième film délimité par « Action » et « Cut » , essayons de trouver autre chose. L’idée, c’est de se retrouver face à l’écran et de ne pas se borner à suivre les personnages, mais bien de ressentir leurs sentiments, et d’arriver à les percevoir comme quelqu’un de proche, dont on partage l’existence. Pousser le film jusqu’à ses limites est aussi un moyen de nous faire épouser leur humeur. »

La suite est question notamment d’intensité, celle irradiant de ses comédiens -l’impeccable Ricardo Darin, vu notamment dans El Secreto de sus ojos, et l’épatante Martina Gusman, accessoirement compagne du cinéaste- étant tout bonnement phénoménale. « Je veux que l’on puisse ressentir les combats de ces personnages, martèle le cinéaste. De toutes petites choses éventuellement, mais où transpire la vraie vie. Que le simple fait, par exemple, de prendre ou non une décision aussi simple que traverser la rue puisse affecter leur existence. Il ne s’agit pas de sauver le monde, ou que sais-je encore d’aussi important, mais bien de survivre, dans la vie de tous les jours. » Chaos debout, en équilibre forcément précaire…

ENTRETIEN JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À CANNES

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