WALTER SALLES, L’AUTEUR DES DIARIOS DE MOTOCICLETA, ADAPTE AVEC BONHEUR ON THE ROAD DE JACK KEROUAC. RETOUR SUR UN PROJET HORS NORMES, UNE HISTOIRE DE VOYAGES ET DE RENCONTRES.

En ces temps de formatage conquérant, Walter Salles est un interlocuteur comme on ose à peine les rêver: généreux, passionné et captivant tout à la fois, à l’image de son cinéma en somme. Charmant et avisé avec ça, lui qui a préféré le calme d’un hôtel bruxellois à la frénésie cannoise pour évoquer -dans un français parfait, qui plus est, souvenir de ses années d’enfance parisiennes- son nouveau film, On the Road, adaptation du mythique rouleau de Jack Kerouac.

Quel impact la Beat Generation a-t-elle eu sur vous?

J’ai lu On the Road dans les années 70, quand j’avais 18 ans, c’est donc un amour de jeunesse. Et j’ai été sous l’impact de ces personnages, du monde nouveau qu’ils annonçaient, de cette possibilité de vivre chaque moment comme si c’était le dernier, de regarder, mais aussi de décrire le sexe et la drogue comme des manières d’amplifier notre vision du monde. Tout cela, et puis, bien sûr, le voyage initiatique permis par la route, dans le contexte des années 70 au Brésil, où nous vivions sous l’emprise de la dictature militaire et de la censure. C’était un contre-champ de notre vie de tous les jours. La génération précédente avait été très marquée par Salinger et The Catcher in the Rye ( L’attrape-c£urs) .On the Road était notre Catcher in the Rye à nous. Non traduit en portugais et interdit, le livre passait de main en main à l’université. Et ça, c’était assez fascinant.

Pensez-vous que la génération d’aujourd’hui puisse se retrouver dans ces thèmes?

Barry Gifford, qui a écrit Jack’s Book, une merveilleuse biographie orale sur Kerouac, se demande pourquoi l’£uvre de Kerouac était pratiquement indisponible aux Etats-Unis sous Reagan. Pourquoi ne la trouvait-on pas pendant les années 80 et 90, et la retrouve-t-on aujourd’hui à nouveau sur presque toutes les étagères de librairies? Peut-être parce qu’il est devenu important de dire à nouveau qu’il faut vivre à la première personne et non par procuration. Il est possible aujourd’hui de voyager très facilement, on vit un moment où il y a une implosion du temps et de l’espace, comme l’a montré Jia Zhang-ke dans The World: on peut passer de Big Ben à la Tour Eiffel en deux minutes, mais est-on pour autant en train de vraiment voir le monde? Kerouac dit qu’il faut développer une conscience critique, avoir des expériences personnelles et non à travers le regard des autres. Son livre, et le film aussi par conséquent, affirment qu’il n’y a pas de substitut à l’expérience.

Francis Ford Coppola, qui produit votre film, s’est longtemps cassé les dents sur le projet de porter On the Road à l’écran. Pour vous, quelle a été la clé de l’adaptation?

Elle a été rendue possible par Looking for On the Road, le documentaire que j’ai fait à la quête du film six années durant, pendant lesquelles j’ai refait le voyage de nombreuses fois. Même si j’avais été profondément marqué par le livre, j’avais le sentiment que je ne pouvais pas, étant brésilien, commencer une adaptation tout court. Il fallait, au contraire, rentrer en immersion dans le monde de Kerouac, retrouver la route qu’il avait arpentée d’une manière ou d’une autre, rencontrer les personnages qui sont au c£ur du livre, et qui étaient encore vivants quand je l’ai entrepris. Et aussi comprendre cette génération en parlant avec des poètes contemporains de Kerouac, ou des gens qui ont été influencés par ce récit, comme Wim Wenders ou David Byrne. Pendant six ans, j’y ai travaillé de manière intermittente.

Une rencontre vous a-t-elle particulièrement marqué?

J’ai notamment rencontré Amiri Baraka, qui s’appelait autrefois LeRoi Jones, et est l’un des seuls poètes noirs du mouvement. Il m’a raconté qu’il s’agissait à ses yeux de l’histoire de jeunes fils d’immigrants, cols bleus, qui ne trouvent pas leur place dans l’Amérique repue et surtout conservatrice de la fin des années 40 et du début des années 50, et qui essayent de se frayer un chemin sans très bien savoir comment. On a là les balbutiements d’une transformation culturelle qui, après, va se traduire dans la contre-culture. La force de On the Road réside dans ce regard entre cultures. Cela nous a donné le déclic d’un narrateur qui est un passeur plus qu’un voyeur. Sal Paradise essaye de comprendre des mondes qu’il n’a pas pu connaître encore, puisqu’il est fils d’immigrants et n’a pas de tradition dans cette culture-là. Il part donc en quête de lui-même et d’une identité américaine, d’une dernière frontière américaine. Est-ce qu’il va la trouver, ou est-ce la fin du rêve américain? Ann Charters, l’une des biographes de Kerouac, estime qu’il s’agit d’un livre sur la quête de la route et du voyage, mais aussi sur la fin de « The American Dream ».

Comment avez-vous procédé pour transposer un ouvrage qui est un jet spontané en langage cinématographique?

En essayant de trouver, chaque jour, ce qui aurait pu être du domaine de l’improvisation et de l’intuition. La moitié des scènes avec Old Bull Lee, à la Nouvelle-Orléans, ont été improvisées, par exemple. De même, Steve Buscemi m’avait présenté Jake La Botz, un chanteur et acteur qui joue dans ses films. C’est lui, l’homme qui chante dans la voiture. J’ai entendu cette chanson deux jours avant, alors qu’il faisait un show à la Nouvelle-Orléans. J’y ai vu une traduction parfaite du monde de Marylou, et je lui ai demandé de l’improviser. Sans que les acteurs en soient avertis, il a commencé à la chanter dans la voiture. On capture là un moment qui est vraiment en synchronicité avec le livre, puisque c’est la traduction d’un vécu au moment où ce vécu est découvert. Comment être fidèle à cette narration infusée par le jazz? En essayant de retrouver une improvisation qui soit dans la logique du film tout le temps.

Viggo Mortensen, qui joue William Burroughs, dit que toute traduction est une trahison. Cette question vous a-t-elle taraudé?

Bien sûr. Fellini disait « traduction, trahison ». Il faut toujours dépasser ce que dit un livre pour mieux lui être fidèle. On le sent très bien dans la lettre de Kerouac à Marlon Brando, où il lui propose, après la publication du livre, de jouer Dean Moriarty. Il écrit: « J’ai l’impression qu’il y a trop de voyages dans le livre, je suis prêt à écrire un scénario où il n’y en aurait qu’un, en ordre direct. » Kerouac lui-même avait compris que la transposition d’un livre en film ne pouvait se faire de manière rigide. Godard, qui a une bonne phrase pour tout, dit que cinéma et littérature sont comme deux trains qui se croisent sans cesse. Le tout, c’est de comprendre les moments où ils doivent rouler en parallèle, et ceux où ils doivent se croiser, ceux où ils doivent bifurquer avant de se retrouver à nouveau. Le plongeon dans le monde de Kerouac qu’a permis le documentaire nous a vraiment aidés. S’il n’y avait pas eu le documentaire, je n’aurais pas fait le film, c’est aussi simple que cela. l

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS

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