Elle s’était attendue à un protocole un peu plus lourd, mais les conseillers semblaient s’être évaporés comme par enchantement, la laissant dépourvue, en tête-à-tête avec le vice-président des Etats-Unis. Isabelle Colson se souvenait de leur première rencontre -et seule jusqu’ici. C’était dans son bureau, à Bercy. Elle était ministre des Finances, lui était alors le « whip » de la majorité à la chambre des représentants. Elle avait eu le sentiment d’être face à une vedette de cinéma et la certitude que l’homme irait loin. Très loin.

La suite ne lui avait pas donné tort. Face à elle, « Frank » -« Call me Frank« , avait-il protesté d’emblée quand elle lui avait donné du « Mr. vice president » avec son accent frenchie- n’avait pas du tout cet air hautain qu’il affichait à chaque fois à la télévision. Assis sur un coin du bureau qu’il avait fait installer à proximité immédiate de celui du président, à la Maison Blanche, il l’invita à prendre place sur le canapé en cuir noir, face à la table basse.

Elle, grande, mince, se sentit un peu prise au piège. Il fallait qu’elle lève la tête pour regarder « Frank » dans les yeux. La conversation démarra dans ce face-à-face inégal où elle s’était laissé surplomber.

– Vous aimez ma moquette? dit-il en arborant un sourire hollywoodien. C’est plus… classique mais j’espère que cela vous convient.

Elle saisit tout de suite l’allusion. A l’époque, à Bercy, il s’était étonné des zébrures qui jonchaient le sol. C’est elle qui avait fait changer la moquette à son arrivée. En lieu et place d’une couleur grise qu’elle jugeait trop triste, elle avait fait installer cette ambiance psychédélique qui empêchait les hauts fonctionnaires de regarder leurs pieds quand ils s’adressaient à elle. De quoi installer sa réputation de chieuse dès le début. Mais cela n’avait pas empêché le Trésor d’avoir sa peau.

– Ils ont fini par vous avoir, les banquiers, alors? dit le « VP ».

– On peut dire ça, j’imagine, oui.

– Les membres de l’élite sont tous pareils. Ils choisissent l’argent au lieu du pouvoir. C’est une erreur très commune ici à Washington et à Paris aussi, je pense. L’argent… c’est une villa tape-à-l’oeil de Sarasota qui a commencé à se dézinguer au bout de dix ans. Le pouvoir, c’est autre chose… C’est le building en vieille pierre qui restera debout des siècles durant. Je ne peux pas respecter quelqu’un qui ne fait pas cette différence. C’est pour ça que je vous respecte, Isabelle. Parce que vous, vous ne vivez pas pour l’argent. Vous êtes de la trempe des plus grands, ceux qui vivent et travaillent pour l’intérêt général.

Elle avait le sentiment d’être une élève venue prendre conseil auprès de son maître. Son avenir professionnel dépendait en grande partie de lui, maintenant.

– C’est un beau lot de consolation qu’ils vous offrent, reprit le VP. La présidence de l’Unesco. Mais en termes de pouvoir… Pour une femme comme vous!

Il se leva tout à coup, comme s’il était indigné.

– J’ai suivi cette histoire du Crédit parisien (1). Il fallait leur faire mordre la poussière! Votre président a manqué de c… si je puis m’exprimer ainsi.

Elle s’esclaffa.

– Je ne me suis pas sentie beaucoup soutenue, effectivement, lâcha-t-elle dans un sourire.

– La vengeance est un plat… vous connaissez la musique. Prenez du recul, gardez une vision d’ensemble. C’est de cette manière qu’on dévore une baleine. Une bouchée à la fois. Votre baleine, c’est le Crédit parisien. Je veux bien vous soutenir pour l’Unesco. Mais si on le fait, c’est à eux qu’on rend service. Parce que ça revient à vous mettre hors course, en vérité. L’Unesco, c’est la maison de retraite.

Isabelle Colson ne s’était pas attendue à cela.

– Vous me proposez quoi, du coup?

– Mieux. Beaucoup mieux. Quelque chose qui sera plus en phase avec vos dernières fonctions. Et qui, si vous savez l’utiliser, pourra même, qui sait, vous permettre de prendre votre revanche.

Isabelle Colson tira sur sa jupe. Elle était obnubilée par un faux-pli qui s’était formé.

– Je vous écoute, dit-elle en le regardant droit dans les yeux.

– Que diriez-vous de la présidence de Clarity International(2)? Elle sera vacante d’ici trois mois et personne ne le sait. Claire a les connexions nécessaires pour imposer votre arrivée. Avouez que ça aurait de la gueule. Et imaginez la tête de Fertel!

L’idée lui plaisait. Le « VP » scella leur accord autour d’une tasse de thé puis appela son assistante afin qu’elle convienne d’un rendez-vous entre sa femme et Isabelle Colson. Devant la fenêtre qui donnait sur les jardins de la Maison Blanche, il dégaina son smartphone et tapa frénétiquement, d’une seule main tandis que l’autre était accrochée au chambranle.

Sans attendre la réponse, il prit la queue de billard qui était posée derrière le rideau et s’appuya dessus avec ses deux mains, comme s’il était prêt à l’enfoncer dans le sol.

– C’est un coup à quatre bandes, et le premier vient de partir, articula-t-il pour lui-même. Il est des hommes et des femmes qui ne seront jamais que ce qu’ils sont: des pions qu’on place et qu’on déplace au gré de ses besoins. Ils ne sont pas malheureux pour autant.

(1) DANS LES INITIÉS, DE THOMAS BRONNEC, ISABELLE COLSON, MINISTRE DE L’ECONOMIE ET DES FINANCES, REFUSE QUE BERCY ÉLABORE UN PLAN DE SOUTIEN TROP FAVORABLE AU CRÉDIT PARISIEN, PROCHE DE LA FAILLITE. MAIS UNE CONJONCTION D’INTÉRÊTS L’AMÈNE À PLIER. ET À DÉMISSIONNER.

(2) CLARITY INTERNATIONAL EST UNE ONG QUI SE CONSACRE « À LA TRANSPARENCE ET À L’INTÉGRITÉ DE LA VIE PUBLIQUE ET ÉCONOMIQUE« , ET NOTAMMENT À LA LUTTE CONTRE LA CORRUPTION.

UN TEXTE INSPIRÉ PAR HOUSE OF CARDS, DONT LA SAISON 3 EST DÉSORMAIS DISPONIBLE SUR NETFLIX.

TEXTE Thomas Bronnec, ILLUSTRATION Gregory Mardon

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content