Bouteilles à la mer
LA MAISON D’ART ACTUEL DES CHARTREUX PROLONGE L’EXPO CONSACRÉE AU TRAVAIL D’ANNA RAIMONDO JUSQU’AU 28 JANVIER. UN RATTRAPAGE AUSSI ESSENTIEL QU’INESPÉRÉ.
Mi porti al mare?
ANNA RAIMONDO, MAAC, 26-28 RUE DES CHARTREUX, À 1000 BRUXELLES. JUSQU’AU 28/01.
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« Mi porti al mare? » En français: « Tu m’emmènes à la mer? » Tel est le titre de l’exposition que présente Anna Raimondo à la Maison d’Art Actuel des Chartreux avec l’aide des curatrices Nancy Suarez et Nancy Casielles. L’interrogation ne consiste pas seulement en une accroche gentiment dépaysante, agréablement touristique. C’est également une question pas innocente que la jeune femme adresse aux passants à l’occasion d’une récente résidence à Bruxelles. Laquelle interrogation est à la base d’une intervention urbaine, montée dans une vidéo (Mi porti al mare?, 2016) et livrée au public à travers des affiches A2 à emporter. Le pitch? Affublée d’un contraignant costume de sirène, la plasticienne italienne aborde tout un chacun en différents endroits de l’espace public, du piétonnier aux transports en commun. Déposée sur le pavé ou à la place « handicapé » d’un bus, Anna Raimondo engage la conversation avec des inconnus en les incitant à livrer une bribe d’imaginaire collectif lié à l’eau. Ils chantent des refrains populaires, dévoilent leur intimité, comme ce scout qui se déclare « allergique au sable« , ou encore entreprennent de transporter la sirène qui est incapable de marcher -deux compères la déplacent vers La Péniche, un café qui pourrait bien mener à l’élément liquide. Touchante façon de s’exposer à autrui! A travers cette performance, Raimondo renonce au confort de l’artiste retranché dans sa tour d’ivoire et se fait semblable à l’albatros baudelairien dont les ailes de géant l’empêchent de marcher. Exemplaire, cette position de faiblesse délie les langues, crée du lien, façonne un vivre-ensemble… Exactement ce que l’on attend de l’art contemporain pour les années qui viennent.
Eaux profondes
En allant au-devant des autres, l’oeuvre d’Anna Raimondo ne se disperse pas pour autant. Cette artiste originaire de Naples creuse depuis ses débuts un sillon d’une grande cohérence. Au coeur de celui-ci, l’eau comme reflet du destin humain, un schème brillamment développé par Gaston Bachelard dans L’Eau et les Rêves. Cette thématique aquatique, Raimondo la lie avec beaucoup de pertinence à la question du féminin, tout aussi cruciale. La mer, comme les forêts, l’amour et les femmes, on y pénètre non sans conséquence… Le risque avec ces forces-flux qui nous effraient? S’y perdre. L’ambivalence est extrême, à l’image des sirènes de la mythologie dont le chant est beau à mourir. Autour de cet axe puissant, l’exposition greffe des variations toujours émouvantes. Il y a entre autres Mediterraneo (2014), une vidéo plus ancienne mais absolument remarquable: un écran projette un verre qui se remplit au fur et à mesure d’une eau bleue. La bande-son consiste en un mot inlassablement répété, « Mediterraneo » – « Méditerranée » en VF. A la fin, lorsque l’eau se met à déborder, la voix d’Anna Raimondo se fait liquide, borborygme: c’est la noyade. A l’aune de l’actualité récente, les résonances de ce travail sont terribles. On pense aussi à L’Eau en Senne (2016), une délicieuse parade sonore et poétique sur les traces du cours d’eau que la capitale a préféré voûter. La Fontaine Anspach, ensemble sculptural du quai aux Briques sur lequel est intervenue l’artiste en la dotant d’une queue de sirène, représente la rivière à la manière d’une femme mise sous cloche. Peur de se noyer dans le grand Autre et féminin cadenassé… la pertinence de Raimondo est totale.
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MICHEL VERLINDEN
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